mercredi 8 juin 2022

Sommes nous des holobiontes ?

 

Aujourd’hui tout le monde parle du microbiome. Nous savons que les bactéries que nous hébergeons dans notre corps sont non seulement partiellement responsables de notre physiologie, de notre santé, mais aussi de certains aspects de notre psychologie. Mais peut-être ne suffit-il pas de constater ce rôle important. Peut-être ce microbiome nous amène-t-il à reconsidérer complètement notre vision du vivant ? En effet, si les colonies de bactéries qui peuplent notre corps remplissent des fonctions si importantes, est-il encore légitime de conserver notre vision classique de l’organisme comme entité unique ? N’avons-nous pas plutôt affaire à quelque chose de plus collectif ?

Une nouvelle conception de l’évolution


C’est là qu’entre en jeu le concept d’holobionte.

L’holobionte, c’est un « méta-organisme » constitué de plusieurs êtres vivants différents. Dans Aeon, le biologiste et philosophe des sciences Derek Skillings (@DerekSkillings) nous explique la double origine de la notion. Le mot a été utilisé pour la première fois en 1991 par Lynn Margulis, la célèbre biologiste spécialiste de la symbiose, qui a utilisé le terme d’holobionte pour décrire une créature issue de la collaboration entre deux espèces. Mais parallèlement, Forest Rohwer, spécialiste du corail, a employé ce terme pour designer un hôte et l’ensemble des espèces microbiennes associées.

Dans les années 2000, un nouveau concept a vu le jour, celui de l' »hologénome » : c’est-à-dire le génome de l’hôte et de tous les organismes qui lui sont associés.




Avec l’apparition de l’hologénome, c’est toute notre conception de l’évolution qui demande à être révisée. En effet, la théorie actuelle se base sur l’idée de la sélection naturelle des individus. Celui qui est le plus adapté passe ses gènes à sa descendance et c’est ainsi que se créent les nouvelles espèces et que l’évolution se produit. Certains biologistes, à la suite de Richard Dawkins, sont encore plus réductionnistes ; ce n’est pas au niveau de l’individu que se produit la sélection, c’est au niveau du gène. Les différents organismes ne sont qu’un moyen de transporter ces gènes, un simple véhicule : c’est la fameuse thèse du gène égoïste.

Mais l’idée de l’hologénome va dans le sens inverse du réductionnisme. Ce ne sont pas les gènes d’un seul organisme qui subissent la loi de la sélection naturelle, ce sont ceux de toute une population d’êtres vivants.

Cela implique-t-il de changer notre vison de la théorie darwinienne ? C’est la question que se pose Jon Lambert (@evolambert) dans l’excellent magazine en ligne Quanta. Ce qui évolue de génération en génération, ce ne serait pas l’organisme, ni même le génome, ce serait l’hologénome, les génomes cumulés de toutes les espèces peuplant l’holobionte.

Mais la question de l’hologénome est loin d’être tranchée. Pour qu’il y ait sélection sur l’holobionte, il faut tout d’abord qu’il y ait un passage de l’hologénome à la descendance : est-ce vraiment le cas ? Dans une certaine mesure, oui, mais avec des limites. Il y a bien un passage de bactéries de la mère à l’enfant lors de l’accouchement (du moins lorsqu’il est effectué sans césarienne). Et cet apport se continue dans les premiers mois après la naissance. Mais on ne peut pas parler d’une transmission précise de l’hologénome, avec la même exactitude que dans le cas classique, où l’on sait avec certitude qu’un enfant aura la moitié des gènes de son père et la moitié de ceux de sa mère (et ses mitochondries auront 100 % du génome des mitochondries de la mère). Il s’agit de quelque chose de beaucoup plus flou d’un point de vue statistique… Et bien sûr, le microbiome change avec le temps, influencé par l’environnement et le mode de vie… Pour ceux qui rejettent l’holobionte comme nouvelle unité de sélection, il faut considérer ce dernier comme une communauté écologique et non comme une espèce de super-organisme.

Faut-il alors abandonner toute idée d’une évolution des holobiontes ? Peut-être pas, continue l’article de Quanta, qui mentionne une nouvelle théorie, baptisée ITSNTS, pour « it’s the song, not the singer » (« c’est la chanson, pas le chanteur »), élaborée par Ford Doolittle et Austin Booth.

Les chercheurs reconnaissent qu’il n’existe pas de passage précis de la faune microbienne d’une génération à l’autre ; au fur et à mesure que le temps passe, les populations bactériennes changent. Mais ces microbes, précisent-ils, remplissent une fonction précise au sein de la communauté de l’organisme. Et il existe des tas d’espèces de microbes capables d’accomplir la même tâche. Et, affirment-ils, ces fonctions se reproduisent d’une génération à l’autre de façon étonnamment stable. Autrement dit, ce qui est sélectionné par l’évolution n’est pas tel ou tel microbe, mais le rôle qu’il endosse. Un peu à la manière dont une même chanson peut être interprétée par une multitude d’artistes différents : elle n’en garde pas moins son identité.

Ainsi, nous explique Quanta  : « Doolittle illustre l’idée en utilisant le cycle de l’azote. L’azote atmosphérique passe par une série d’états chimiques sous l’effet de l’action d’un large éventail de bactéries, de plantes et de décomposeurs, tels que des champignons effectuant différentes réactions. Chaque étape du cycle peut être réalisée par d’innombrables espèces appartenant toutes à une sorte de «guilde fonctionnelle», mais le processus lui-même reste remarquablement stable. »



Si Doolittle a raison, la transformation de l’idée de sélection irait encore plus loin que le remplacement du génome par l’hologénome. La notion de sélection devient beaucoup plus abstraite, concerne les processus et non plus les gènes ou même les organismes : « Cela renverse les façons traditionnelles de penser à l’évolution. La base matérielle des lignées passe au second plan. »

Superorganisme ou écosystème ?


Dans Aeon, Derek Skillings se pose la question fondamentale : est-ce que je suis un holobionte ? Cela dépend, explique-t-il, de la vision qu’on a du concept. Soit l’holobionte est un organisme (ce que Skillings nomme « la vision évolutionniste »), soit c’est une communauté ; c’est la vision « écologique ». Loin d’être purement théorique, une telle question a des répercussions importantes, en médecine, notamment. « Dans la conception écologique, les holobiontes sont perçus comme des écosystèmes complexes et dynamiques, en constante évolution, façonnés par les interactions individuelles, de bas en haut. Donc, vous faites partie d’un holobionte. Mais cela s’oppose au récit évolutionniste, qui conçoit les holobiontes comme des entités de haut niveau, apparentées à des organismes ou à des unités de sélection, et considère qu’ils sont construits comme un tout, de haut en bas. Selon ce point de vue, vous êtes un holobionte. »

Ce qui implique deux conceptions différentes de l’holobionte, et suggère deux stratégies : « La théorie de l’évolution prédit que les parties d’une unité de sélection auront tendance à coopérer : à sacrifier leurs propres intérêts pour le bien de tous. La théorie écologique, au contraire, prédit la concurrence et l’exploitation : les parties ne coopéreront que dans la mesure où elles en tireront avantage. Pensez à la différence existant entre une colonie de fourmis et un assortiment hétéroclite d’insectes se disputant des ressources rares. »

Jusqu’ici, explique Skillings, la médecine a considéré que l’organisme était une unité qui devait lutter contre des adversaires venus de l’extérieur. Selon la perspective « évolutionniste » si donc nous sommes des holobiontes, la problématique reste grosso modo la même, avec un degré de sophistication supplémentaire. « C’est juste que nous avons un peu plus d’alliés », précise-t-il. Une perspective évolutionniste sur l’holobionte pourrait par exemple nous encourager à chercher à retrouver notre ancien microbiome, celui de l’époque paléolithique, car nous récupérerions ainsi une partie de nous-mêmes.

Au contraire, la vision écologique ne peut permettre une telle séparation dualiste entre l’organisme – fût-il « holo » ou « classique » – et son environnement. Dans un système écologique, il n’y a pas de méchants, affirme Skllings. Le rôle de la médecine de demain devrait alors consister à assurer la stabilité de l’écosystème complexe. Pour Skillings, il semblerait que la vision écologique apparaisse pour l’instant comme un peu plus juste que la conception évolutionniste, mais le débat est loin d’être tranché.

Ce qui est sûr en tout cas, c’est que l’apparition du concept d’holobionte ne fait que confirmer l’importance des sciences de la complexité dans notre compréhension du monde.

lundi 6 juin 2022

Quelle vie, ailleurs ?

 

Dans un article précédent, on a fait la connaissance avec Steven Benner, qui travaille depuis longtemps sur les formes artificielles d’ADN. Dans le Journal of Design and Science du MIT, il a participé à un long entretien avec l’historien des sciences Luis Campos, sur la nature de l’astrobiologie et sur les formes alternatives que peut prendre le vivant.

Pour Benner, une vraie réflexion sur la vie extraterrestre doit commencer par un travail sur la chimie. Il souligne que dans cette science, il existe deux procédés fondamentaux. L’analyse et la synthèse. L’analyse consiste à comprendre les constituants d’un produit déjà existant. La synthèse au contraire, vise à construire un nouveau composé, une nouvelle molécule à partir d’éléments de base. On considère en général la synthèse sous l’angle technologique, mais on oublie de préciser, nous dit Benner, qu’il s’agit avant tout d’un instrument pour la recherche. En effectuant la synthèse d’un produit, on peut vérifier la validité une théorie sur la composition des éléments et leurs interactions.
Si la synthèse est un succès alors c’est que la théorie est correcte.

Ce n’est pas un procédé disponible dans toutes les sciences. « Les astronomes, par exemple, ne peuvent pas synthétiser une nouvelle étoile pour tester une théorie sur les étoiles. Jusqu’aux 30 dernières années, les biologistes ne pouvaient pas synthétiser de nouvelles formes de vie pour tester leur compréhension de la vie. L’une des raisons pour lesquelles la chimie a progressé si rapidement est sa capacité à créer de nouvelles matières chimiques. »

Lorsqu’on s’intéresse aux formes de vie alternatives, la synthèse peut être un outil fondamental. Mais, précise Benner le but n’est pas simplement de reproduire la structure exacte d’un être vivant très compliqué. Le but d’un tel travail est de voir s’il existe des nouvelles structures chimiques capables de posséder les caractéristiques propres au darwinisme. Benner appelle cela le « darwinisme minimal » : « une faculté de réplication produisant des erreurs et où ces erreurs sont elles-mêmes réplicables« .

Se pose naturellement la question de structures chimiques différentes de celle que nous connaissons, basée sur le carbone. Lorsqu’on a affaire à des formes de vie macroscopiques, pas de problème pour les reconnaître facilement. Benner rappelle que Carl Sagan insistait pour placer des caméras sur les sondes exploratrices, parce que si une girafe basée sur le silicium et non sur le carbone passe devant l’objectif, on n’aura pas besoin de connaître sa structure chimique pour être certain qu’on a affaire à une forme de vie ! Mais, pour repérer de microbes, c’est une autre paire de manches !

On a coutume de dire qu’une forme de vie basée sur le silicium est peu vraisemblable, parce que le silicium, contrairement au carbone, a du mal à s’associer avec d’autres éléments chimiques. Mais pour Benner, ce genre de raisonnement reste limité. Tout d’abord que signifie « être basé sur le carbone » ? Les choses sont plus compliquées que cela, rappelle-t-il. « Dans quel sens êtes-vous une forme de vie basée sur le carbone ? Oui, vous avez beaucoup de carbone en vous, mais ce sont les autres atomes, l’oxygène et le phosphore, l’azote et le soufre qui donnent au carbone sa précieuse réactivité. Il en irait de même pour toute forme de vie à base de silicium : d’autres atomes seraient impliqués, notamment le carbone, l’oxygène et l’azote. »

Du coup la recherche systématique de certains facteurs, comme la présence d’eau liquide, pourrait s’avérer bien trop limitative. C’est vrai que la vie a probablement besoin d’un solvant, mais il n’est pas indispensable que ce soit de l’eau.

Lorsqu’on aborde la question de l’astrobiologie, on se pose nécessairement la question de la contingence. On a déjà expliqué dans l’article précédent que selon Benner, le triomphe de l’ADN, malgré sa profonde imperfection chimique, est du probablement à cette contingence. Ce fut la première molécule capable de réplication, et par conséquent c’est elle qui s’est imposée comme unique source de la vie sur terre. Cette question de la contingence est naturellement très présente en astrobiologie. A quoi pourrait ressembler une vie extraterrestre, si jamais nous la rencontrons ? Se pourrait-il que l’évolution ne propose qu’un éventail de formes limitées ? Pour reprendre l’exemple de Carl Sagan, une girafe reste une girafe, même si elle n’est pas basée sur du carbone. Et si l’évolution suit un schéma universel, alors il ne faudra pas s’étonner si des êtres intelligents se révèlent plus ou moins proches des êtres humains – même si c’est en un peu plus vert.

Cette question de la contingence a été soulevée par de nombreux chercheurs, mais sa formulation la plus connue est sans doute celle de Stephen Jay Gould : « rembobinez le film de la vie jusqu’à l’apparition des animaux multicellulaires modernes, puis repassez le film et l’évolution repeuplera la Terre de créatures radicalement différentes. La probabilité de voir apparaître une créature ressemblant, même de loin, à un être humain est effectivement nulle. »

Pourtant, des animaux issus de lignées différentes peuvent développer des organes et des formes très similaires. L’aile de la chauve-souris, par exemple ne « descend » pas de celle des oiseaux. Les ancêtres des dauphins ont développé une forme proche du poisson, parce qu’il s’agit de la manière la plus efficace pour se déplacer dans l’eau. C’est ce qu’on appelle l’évolution convergente.

La question du rôle du hasard, de la contingence n’est donc pas encore complètement tranchée. Un biologiste, Zachary Blount – en compagnie de Jonathan Losos (@JLosos) et Richard Lensky – s’est attaqué à clarifier la question (à défaut de lui trouver une réponse), nous explique Astrobiology Magazine.

En fait il y a une grande confusion derrière le concept de « contingence » : « Gould a souvent confondu deux significations communes de «contingence» : en tant que dépendance à autre chose et en tant qu’événement fortuit. » Selon Jonathan Losos : « Il existe de nombreuses littératures différentes sur l’idée de Gould, et ces littératures ne se parlent pas ». « Il y a des études sur l’évolution microbienne. Il y a toutes celles sur l’évolution convergente, ou le manque d’évolution convergente. Et il y a aussi une littérature philosophique sur ce que Gould voulait dire quand il disait : « rejouez le film ». Plus généralement, quand vous parlez du rôle de la contingence – le terme utilisé par Gould – qu’est-ce que cela signifie réellement ? »

Le travail effectué par Zachary Blount(.pdf), publié dans American Scientist a consisté essentiellement à réunir des disciplines qui ne se parlent pas qui ont mis en parallèle trois types d’études effectuées séparément, toutes impliquant une certaine manière de « rejouer le film de la vie ». Il a ainsi examiné les recherches en laboratoire sur les populations microbiennes, les expériences effectuées en pleine nature et enfin les études portant sur le comportement de différentes lignées dans un environnement analogue.

Les résultats sont mitigés. Dans certains cas, la contingence n’est pas de mise. Comme l’explique l’article d’American Scientist : une des leçons est que l’idée de Gould selon laquelle l’évolution est complètement irremplaçable est incorrecte. À travers les Grandes Antilles, les espèces d’anolis ont évolué de manière prévisible, avec des modifications de traits similaires correspondant à des habitats comparables. La sélection naturelle entraîne des résultats similaires en cas de conditions analogues, montrant que l’évolution peut se répéter et se répète effectivement.

Mais ce qui est vrai pour ces lézards ne l’est pas forcément toujours dans tous les cas. Pour preuve ce travail de longue haleine initié par Lenski sur des souches d’E Coli, suivant leurs mutations au cours des différentes générations. Il a ainsi suivi 12 lignées différentes en parallèle. Dans ce cas, la situation n’était pas la même qu’aux Caraïbes. L’environnement était stable et les différentes lignées ne subissaient aucune pression évolutive particulière. Donc, l’évolution ne pouvait se produire qu’en fonction de mutations aléatoires.

Ces populations, nous dit l’article, ont souvent évolué de la même manière. Le niveau d’adaptation était grosso modo similaire. « Toutes les variétés se sont mises à se développer plus vite en absorbant du glucose. Beaucoup ont perdu la capacité de se nourrir de certaines substances qu’elles ne rencontraient plus ».

Certes, il y eut aussi des divergences, mais globalement, on peut dire que leur évolution a suivi un déroulement assez proche. Sauf – et c’est important – dans un cas. Une variété particulière a adopté un chemin très particulier, apprenant à se nourrir de citrate. Blount, après avoir essayé de « rejouer le film » en repartant de la souche de base, a pu établir que cette nouvelle bactérie n’avait pu développer cette capacité qu’en suivant un parcours de mutations très particulier au cours de 20 000 générations. Dans ce cas précis, cette mutation très importante pouvait être considérée comme hautement « contingente ».

Pour Blount, on ne peut pas régler facilement le problème de la contingence. Et cette tâche doit être multidisciplinaire, impliquant des biologistes spécialisés dans différents domaines, mais concerne également des philosophes, car une telle notion mérite de bénéficier d’une grande rigueur conceptuelle et doit reposer sur des définitions précises.

Toutes ces questions nous montrent le besoin de développer une biologie théorique générale, indépendante de l’unique implémentation du vivant que nous connaissons sur Terre. Mais quels outils pour cette science ? Utilisera-t-on des mathématiques traditionnelles ? Ou recourra-t-on plutôt aux machines ?