mardi 28 décembre 2021

Grammaire universelle, robots parlants et questions politiques...

 Si un groupe d’êtres humains devait s’opposer à une bande de singes à main nue, qui gagnerait ? se demande le neurobiologiste Mark Changizi dans un article du Huffington Post. A première vue, les humains sont physiquement plus faibles, mais ils pourraient sans doute gagner le combat grâce au langage qui leur permettrait de communiquer. Or c’est justement là qu’est le problème, souligne Changizi : qu’est-ce que le langage au juste ? S’agit-il d’une aptitude innée, élaborée au fil des millénaires par la sélection naturelle ? Et dans ce cas les humains auraient-ils le droit de l’utiliser dans ce combat « à main nue » ? S’il s’agit d’une acquisition culturelle, autrement dit d’une technologie, alors son usage ne devrait-il pas être exclu du combat ? !

 Pour Changizi, le langage est une démonstration de sa théorie du harnessing. Notre aptitude à nous exprimer ne serait pas le produit d’une évolution de notre cerveau, mais au contraire le résultat de la capacité de la culture à s’adapter à nos fonctions biologiques. Le langage serait né de notre aptitude à percevoir les sons de la nature et à les imiter. Pas besoin, donc, d’imaginer avoir besoin de « coder » celui-ci directement dans notre génome.

La théorie de Changizi n’est pas la seule à donner une origine culturelle au langage. Aujourd’hui, les théories de Chomsky sur un fondement purement génétique au langage sont de plus en plus contestées. Qu’il y ait un soubassement biologique à notre capacité à nous exprimer, c’est assez peu douteux : les aires de Broca et de Wernicke, dans notre cerveau, sont spécifiquement liées à l’usage et à la compréhension de la parole. Mais jusqu’où va ce déterminisme biologique ? La grammaire universelle va bien plus loin que cette simple constatation anatomique. Ce n’est pas seulement la capacité au langage qui serait « câblée », mais bel et bien cette grammaire universelle. Problème : cette dernière ressemble un peu à un serpent de mer. On est incapable de la décrire de manière complète, ou même d’en dégager les aspects fondamentaux.

La récursivité est-elle universelle ?


La plus médiatique de ces controverses linguistiques vient sans doute de la théorie de Daniel Everett, un ancien missionnaire qui longtemps vécu au contact d’une tribu amazonienne (y perdant la foi au passage), les Pirahãs, dont la langue, très simple, semble contredire les affirmations de Chomsky sur le langage. En effet, l’un des « universels » propres au langage, selon ce dernier, serait la récursivité : autrement dit il serait possible de créer des phrases en théorie infiniment longues, en utilisant notamment les conjonctions telles que « et », « qui », etc. Si je dis, « Hélène prend le sel », je peux allonger la phrase en disant : « Hélène, qui n’aime pas la nourriture trop fade, prend le sel ». Puis : « J’ai dit qu’Hélène, qui n’aime pas la nourriture trop fade, prend le sel », etc. Une chose, affirme Everett, que le pirahã ne permet pas (A noter toutefois que certains chercheurs affirment tout de même avoir trouvé des traces de récursivité dans la langue pirahã. La querelle n’est donc pas close !). Le pirahã possèderait d’autres caractéristiques exceptionnelles, comme l’absence de système numérique ou de noms précis pour les couleurs. Pour Everett, cela pointe vers une relation forte entre la culture et le langage. Les Pirahãs vivraient dans le moment présent, et ne s’embarrasseraient pas de concepts et de structures syntaxiques inutiles pour eux.

Dans le documentaire « la grammaire du bonheur » (disponible en 5 parties sur YouTube), Everett raconte l’opposition violente qu’il a rencontrée auprès de la communauté des linguistes, certains l’accusant de mener des « recherches racistes ». Pourquoi cette accusation ? Parce qu’il est vrai qu’au cours des siècles précédents, nombreux sont ceux qui affirmaient volontiers que les différences entre les langues pouvaient être considérées comme la preuve de la « supériorité » de certaines cultures sur d’autres. Mais c’est faire un faux procès à Everett, ou même d’ailleurs à son « ancêtre » Whorf, puisqu’il ne s’agit pas pour eux d’établir une hiérarchie quelconque entre les cultures, mais au contraire de montrer que chacune d’entre elles est susceptible de traduire une vision du monde intéressante et respectable.

Quand les robots s’en mêlent


Une conception culturelle du langage apparaît aussi lors d’expériences avec les machines. On a déjà parlé des recherches de Luc Steels, fondateur du Sony Computer Science Laboratory de Paris (où sont également passés Frédéric Kaplan et Pierre-Yves Oudeyer), et décrit son travail sur le langage des robots.

Pour Steels, ces expérimentations suggèrent elles aussi une origine culturelle et non génétique des langues :

« Il y a beaucoup de linguistes, Chomsky par exemple, qui croient que la pensée est arrivée en premier et que le langage est un moyen d’extérioriser cette dernière. Mais je pense que ce n’est pas exact, qu’il s’agit d’un processus de coévolution. Si je veux cette bouteille, il y a une pensée, un désir, donc quelque chose se passe dans le cerveau. Mais c’est alors qu’intervient le langage, qui aide à réfléchir, à former de nouvelles pensées. Le langage est donc un important moyen pour forcer l’autre à adopter certaines significations. Si je demande la bouteille rouge et que vous me donnez la bleue et que je vous dis « Ce n’est pas celle-là », je vous encourage à faire une distinction de couleur entre le rouge et le bleu. Et je dis «encourager» parce qu’il y a des cultures qui n’utilisent pas les couleurs au sens propre du terme. Elles peuvent utiliser la luminosité, ou utiliser des mots qui signifient quelque chose de plus diffus, comme «c’est vivant». Donc je pense qu’on a affaire à une coévolution, dans le sens où le langage force l’autre à adopter et à partager des catégories, qui sont les matériaux de construction de la pensée. Et une fois que vous possédez une syntaxe et une grammaire, vous pouvez commencer à formuler et communiquer des pensées plus complexes. »

La double vie de Noam Chomsky


En fait, on peut définir les théories de Chomsky comme une sorte de platonisme ou de cartésianisme : le langage est pour lui dépourvu de tout lien possible avec les sciences sociales ou l’anthropologie, c’est une pure structure mathématique et logique. Comme le dit un autre de ses adversaires, Georges Lakoff, dans une interview pour Edge, Chomsky « considère que la syntaxe est indépendante de la signification, du contexte, des connaissances accumulées, de la mémoire, des processus cognitifs, de l’intention de communiquer et de quoi que ce soit en rapport avec le corps ». En fait, pour Chomsky, les choses vont encore plus loin : selon lui le langage ne serait pas à l’origine un processus de communication, mais un moyen d’organiser ses pensées. Et ce serait une chose trop complexe pour avoir évolué via la sélection naturelle. Le langage ne pourrait être que le produit d’une mutation brutale (d’autres chercheurs, comme Steven Pinker cherchent aujourd’hui à combiner les thèses de Chomsky avec la théorie de la sélection naturelle).

La linguistique chomskienne est donc à l’opposé des recherches sur « l’esprit incarné » menées actuellement en sciences cognitives (et dont les expériences avec les robots de Steels ou Oudeyer sont un exemple). Mais pourquoi un tel goût pour l’abstraction ?

C’est la question que pose l’anthropologue Chris Knight dans son récent ouvrage Decoding Chomsky. Selon lui, cela peut être compris lorsqu’on examine la double carrière du célèbre linguiste : d’un côté auteur des théories sur la nature du langage, d’un autre activiste de gauche aux opinions souvent extrêmes.
A noter que Knight et Chomsky sont en fait plutôt du même bord politique. Knight s’est même fait virer de son poste universitaire pour avoir organisé un meeting alternatif à la tenue du G20 de Londres, en opposition avec sa hiérarchie. Une péripétie que Chomsky n’a jamais connue au MIT, comme le rappelle ironiquement le site Brooklyn Rail.

Et c’est peut-être là qu’est le problème, continue Knight. Chomsky l’anarchiste travaillait au sein d’une institution, le MIT, financé essentiellement par l’armée. Comment concilier son activité professionnelle et son militantisme ? Il était important de séparer les deux radicalement, de faire de la linguistique une recherche « neutre », comme l’explique le New Scientist :

« Chomsky a construit un modèle idéalisé de langage, dépouillé de son tissu social et retiré des mains des anthropologues qui avaient traditionnellement fourni les données linguistiques. «Si le langage pouvait être réduit à une pure forme mathématique – dépourvue de signification humaine – son étude pourrait être poursuivie sans passion», observe Knight, «comme un physicien pourrait étudier un flocon de neige ou un astronome une étoile éloignée». »

Que Knight ait raison ou tort, cela montre que la linguistique est très loin aujourd’hui d’être une science neutre, séparée des passions sociales et politiques.

lundi 20 décembre 2021

Premier contact, un film sur l'hypothèse Sapir-Whorf

 

Le film de Denis Villeneuve, Premier Contact, inspiré d’une nouvelle de Ted Chiang, « Histoire de ta vie » (que l’on trouve dans le recueil La tour de Babylone), renoue avec la tradition de la science-fiction spéculative reposant sur les idées plutôt que sur l’aventure et les effets spéciaux. La vraie SF, quoi !

En fait, le langage fascine depuis longtemps les auteurs de récits d’anticipation. Dans son célèbre roman Le Monde des non-A, A.E Van Vogt se fait le champion de la sémantique générale d’Alfred Korzybski, pour qui la façon dont nous organisons notre langage influence profondément notre approche de l’environnement. Dans son récit Demain les chiens, Clifford D.Simak imagine le « juwainisme », une méthode linguistique grâce à laquelle chacun peut pénétrer profondément les points de vue d’autrui, abolissant par là-même toutes les sources de conflit. Ou encore, dans Les Langages de Pao, Jack Vance invente une société transformée par une multiplication de nouveaux langages, chacun adapté spécifiquement à un corps professionnel. Et comment ne pas mentionner 1984 et sa « novlangue » ?

Le retour de l’hypothèse Sapir-Whorf


Dans la nouvelle de Chiang et dans le film dérivé, les extraterrestres utilisent un double système linguistique : l’un oral, « l’heptapode A », suit un ordre linéaire, la parole se déroulant forcément dans le temps. Mais, l’autre, leur langage écrit, l’heptapode B, est tout différent. Il repose sur un ensemble de concepts présentés simultanément, sur une forme circulaire. Comme le dit l’héroïne, Louise Banks, dans l’histoire de Chiang : « Mon esprit campait sur la symétrie inhérente des sémagrammes, lesquels me semblaient plus qu’un langage : des mandalas. Ainsi je méditais sur le caractère interchangeable des prémisses et des conclusions. Il n’y avait pas de direction implicite à l’articulation des propositions, de « cheminement » précis ; tous les éléments d’un raisonnement étaient aussi puissants, tous possédant la même importance. » La raison de cette simultanéité est la conception du temps propre aux heptapodes (du nom des extra-terrestres, des céphalopodes appelés heptapodes à cause de leurs sept membres flexibles), pour lesquels la notion de temps, et notamment celle de cause à effet, est très différente de la nôtre. Au fur et à mesure que l’héroïne apprend à écrire l’heptapode B, sa conception de la réalité bascule…

Premier Contact repose donc sur l’idée que la langue que nous parlons (ou, dans ce cas, écrivons) a un impact réel et profond sur notre compréhension du monde. Pensons-nous vraiment comme nous parlons ? Ou le langage ne sert-il qu’à interpréter une pensée qui existe avant même sa formulation en mots ? Et les différentes langues humaines véhiculent-elles différents types de cognition ? Le débat n’est pas neuf. Mais il a pris une tournure particulière au XXe siècle, avec ce qu’on appelle l’hypothèse Sapir-Whorf. Edward Sapir était un anthropologue et linguiste américain qui a inspiré l’idée selon laquelle le langage était une construction culturelle, qui non seulement reflétait, mais également conditionnait notre rapport au monde. Toutefois, c’est surtout Benjamin Lee Whorf, qui, au cours de sa courte vie (il est mort à 44 ans), tenta d’accumuler les preuves de cette théorie, en se basant notamment sur les langues amérindiennes, notamment le Hopi. Il affirmait que ces derniers avaient une conception différente du temps et que la notion de passé, présent et futur au sens où nous les concevons leur était étrangère – comme pour les heptapodes !

Dans les années qui suivirent, l’hypothèse a été rejetée. Parfois violemment. Comme le soulignent Dedre Gentner et Susan Goldin-Meadow, en introduction de leur ouvrage Language in Mind : « Depuis deux décennies, l’hypothèse selon laquelle le langage peut influencer la pensée – généralement connue sous le nom d’hypothèse whorfienne – a connu un grave discrédit. Admettre toute sympathie ou même de la curiosité pour le sujet équivalait à passer pour un simplet – ou un cinglé ». En linguistique, aujourd’hui, c’est plutôt la thèse de Noam Chomsky qui prévaut. Notre faculté linguistique serait câblée dans le cerveau, et les différents idiomes existant sur la planète seraient des variations d’une grammaire universelle, elle aussi d’origine fondamentalement biologique. Impossible donc qu’une culture soit influencée par la langue parlée.

Depuis quelques années, le pendule tend à pencher dans l’autre sens. Les théories de Chomsky sont de plus en plus violemment contestées, et on découvre qu’au moins sur certains aspects, comme la perception des couleurs, les idées de Whorf semblent confirmées, du moins de manières limitées. Il semble bien aussi que l’usage d’une langue plutôt qu’une autre tende à modifier certains aspects de notre personnalité. Pour exemple les études effectuées par Susan Ervin-Tripp, qui étudia les réponses à des questionnaires adressés à des bilingues anglo-japonais. Il s’agissait de compléter des phrases telles que : « les véritables amis devraient… ». Les sujets répondaient « être francs » quand le questionnaire était en anglais, et « s’aider mutuellement » lorsque ce dernier était en japonais. Lors d’une autre autre étude menée par Viorica Marian et Margarita Kaushanskaya, à l’Université Northwestern, on a demandé à des sino-américains de donner l’exemple « d’une statue avec le bras levé, regardant l’horizon ». Lorsque l’entretien était mené en anglais, ils citaient la statue de la Liberté. Quand ils devaient répondre en chinois, ils optaient pour la statue de Mao.

Le langage influence-t-il la pensée ?


Le linguiste Guy Deutscher, dans son livre Through the language glass, suggère de remplacer l’hypothèse Sapir-Whorf par ce qu’il nomme le principe de BoasJakobson, moins limitant que l’hypothèse Sapir-Whorf. Cette dernière insistait en effet sur l’idée que les locuteurs d’un idiome donné seraient incapables de comprendre certains types de concepts. L’idée de Deutscher est, qu’au contraire, certains langages insistent sur des points spécifiques en obligeant leurs locuteurs à exprimer ce que d’autres passent sous silence. Cela peut leur donner une perception accrue de certains phénomènes. Mais ils ne sont pas pour autant limités cognitivement de façon définitive. En apprenant une langue supplémentaire, ils se révèlent tout à fait capables d’employer de nouveaux concepts. Pour exemple, les usagers des langues dites « allocentrées ». Celles-ci ne disposent pas de coordonnées spatiales relatives, telles que devant, derrière, à gauche, à droite. Elles expriment uniquement les coordonnées absolues, tels le Nord, l’Est l’Ouest et le Sud. Cela donne des conversations intéressantes, comme celle qu’a eue cet anthropologue cité par Deutscher, auquel un aborigène conseilla de « regarder la grosse fourmi au Nord de son pied ». Selon Deutscher, les membres des populations utilisant ce genre de langage sont capables de se repérer plus aisément où qu’ils soient : dans le noir, dans une grande ville, ils savent spontanément où est le Nord. Sont-ils pour autant incapables de comprendre les concepts de gauche ou de droite, d’avant et d’arrière ? Pas du tout. Il leur suffit de les apprendre, par exemple si on leur enseigne le français ou l’anglais, et ils les manieront aussi bien que nous.

Big Think nous présente à ce sujet les travaux de la psychologue et neuroscientifique Lera Boroditsky tel qu’elle les a exposés dans une longue interview pour Edge. Jusqu’où, s’est-elle demandé, cette vision allocentrée de l’espace possède-t-elle un impact sur d’autres représentations, notamment celle du temps ? Pour savoir cela, elle a élaboré une expérience avec des aborigènes australiens, les Kuuk Thaayorre, un de ces peuples disposant justement d’une langue « allocentrée ». Elle a montré à ses sujets une série de photos à placer dans l’ordre chronologique : comme un homme passant par les âges de la vie. Les Kuuk Thaayorre ordonnèrent les images de l’Est vers l’Ouest. Autrement dit, précise Big Think, les images allaient de la gauche à la droite s’ils faisaient face au Sud, et l’inverse s’ils regardaient le Nord. Cela laisse à penser que leur vision du temps est également liée à leur conception de l’espace.

Dans Edge, elle revient sur l’influence que peuvent avoir les « structures de la métaphore » sur notre approche des choses. Par exemple, dit-elle, les Anglo-Saxons (et aussi, les Français) ont tendance à utiliser une référence à la longueur pour définir le temps, tandis que les Grecs et les Espagnols y voient plutôt de la quantité. Ainsi nous disons : un discours très long, ou un laps de temps très court, alors que les Espagnols et les Grecs préfèrent utiliser les adjectifs, « petit » et « grand ». Cela a-t-il des conséquences sur la perception ? Apparemment oui. Si on présente à un Anglo-Saxon (ou sans doute un Français) une ligne longue sur écran, il aura tendance à penser qu’elle restera plus longtemps affichée qu’une autre, plus courte. Tandis qu’un Grec ou un Espagnol croira plutôt qu’un grand récipient restera visible plus longtemps qu’un autre plus petit.

Au-delà de ces expériences diverses, c’est aussi au plan théorique que l’idée d’une grammaire universelle est mise en cause. Et cela relance, une fois de plus l’éternel débat entre nature et culture…

jeudi 16 décembre 2021

Langues artificielles: séries TV et philosophie

 


Pourquoi se lancer dans l’entreprise folle de créer une langue de toute pièce ? Cet étrange passe-temps peut avoir des motivations philosophiques, voire politiques (comme ce fut le cas avec l’espéranto)… mais depuis l’avènement de la fantasy, des jeux de rôles, ce peut être aussi une pure activité ludique. Récemment, avec le succès de films et séries télévisées comme Game of Thrones ou Premier Contact, c’est même devenu un job assez lucratif !

David Peterson (@dedalvs, Wikipédia) est l’une des figures les plus en vue de cette communauté de créateurs de « conlangs », (pour constructed languages) comme on les appelle. Il est le créateur du Dothraki et du Haut Valyrien pour Game of Thrones (signalons que Le Dothraki facile, guide de conversation, vient de paraître en français). Dans son livre The art of language invention, il donne les clés de son travail, mais se penche également, dès l’introduction, sur l’histoire de la communauté des « conlangers » et notamment sur le rôle d’internet dans sa genèse.

Le rôle des communautés en ligne

Bien entendu, J.R.R Tolkien, l’inventeur du conlang moderne, vivait bien avant la naissance du Réseau. Mais son travail restait peu connu et marginal. Outre Tolkien, il existe quelques autres exemples de conlangs élaborés lors des années pré-internet comme le klingon, créé au début des années 80 par le linguiste Marc Okrand dans le cadre du film Star Trek 3 : à la recherche de Spock. Mais jusqu’à récemment, la plupart des oeuvres de fantasy ou de SF se contentaient d’aligner des borborygmes sans structure et les faire passer pour un langage. Peterson cite à ce sujet l’exemple du dialogue entre Leia et Jabba dans le retour du Jedi : »Yaté. Yaté. Yotó », ce qui signifie, selon les sous-titres : « Je suis venue pour la prime sur ce wookie ». Ce à quoi Jabba lui répond qu’il sera prêt à lui en donner 25000 unités. Leia lui répond alors : « Yotó, Yotó », soit à peu près la même chose que précédemment, mais cette fois pour lui signifier « 50 000, pas moins« . Et la conversation de se continuer à coup de Yaté, yotó…

Les choses commencent à évoluer vers 1974, avec la série Land of the lost et la création d’une langue originale, le paku, imaginé par une linguiste de l’UCLA, Victoria Fromkin, qui devint ainsi la première « conlangueuse » rémunérée pour ce travail !

Mais c’est l’internet qui allait donner le coup d’envoi à l’essor du conlang : en 1991 la première mailing-list Conlang listserv, est mise en place pour réunir des adeptes qui se sont rencontrés auparavant sur Usenet. Comme l’explique Peterson : « Bien que les membres de la liste originale ne l’aient probablement pas réalisé à l’époque, la fondation de Conlang Listserv (…) a été un événement important dans l’histoire de la création de langage (…). Il n’y avait jamais eu auparavant dans l’histoire un lieu où des créateurs de langues pouvaient discuter de leurs stratégies. Pour la première fois, ceux-ci pouvaient comparer leur travail à autre chose que les langues de Tolkien ou l’espéranto et ses nombreux imitateurs. »

Pour la nouvelle génération de conlangers, dont Peterson faisait partie, cette nouvelle communauté changea complètement la nature de l’activité de création. Jusqu’à la naissance de la mailing-list, en effet, chacun travaillait dans son coin en ignorant totalement le travail des autres.

« Imaginez : quel artiste ne regarde jamais que ses propres peintures ? Quel musicien n’écoute jamais que la musique qu’il a composée ? Pourtant, c’était précisément ce que faisaient les conlangers avant 1991. Certains avaient entendu parler de l’espéranto, de Tolkien ou du klingon, mais une majorité croyait être les premiers à créer une langue. Par exemple, je pensais être le premier à imaginer une langue à des fins autres que la communication internationale – et c’était en 2000″.


Attention aux erreurs !

Si le Réseau a contribué à l’essor de la création de conlangs, Peterson insiste aussi sur un autre rôle joué par les réseaux sociaux : la montée de l’exigence du public. Pourquoi en effet se payer le luxe de créer des dialectes sophistiqués pour les employer dans des séries comme Game of Thrones ? Ça coûte du temps et de l’argent, et après tout Leia s’en sortait très bien avec ses yaté yotó, non ?

Le plus drôle c’est que même les commanditaires semblent avoir du mal à comprendre l’importance de la tâche, ainsi que le raconte Peterson à propos d’une séquence de Game of Thrones. En effet, lors du premier épisode de la série, lorsqu’est prononcée la première phrase en Dothraki, Peterson a constaté une terrible erreur ! Alors que le personnage aurait dû dire « Athchomar chomakea », c’est-à-dire « bienvenue » adressé à plusieurs personnes, il a dit : « Athchomar chomakaan », c’est-à-dire « bienvenue » si on s’adresse à une seule personne. Devant la mine déconfite de Peterson, David Beniof, l’un des deux showrunners de la série le consola en lui disant : « si un acteur fait une erreur, qui le saura, à part vous ? ».

Mais pour Peterson, justement, cela n’est pas dit. Tout d’abord, la façon dont nous consommons des médias a changé. On peut regarder une série deux, trois quatre fois ou plus ; des inconsistances non repérables au premier abord peuvent alors apparaître. Ensuite, internet constitue une formidable caisse de résonance.

« Si les acteurs parlant Dothraki, Haut Valyrien, Castithan ou autre, font une erreur, qui le saurait à part le créateur ? Qui s’en soucie ? La vérité est probablement qu’une personne sur mille le remarquera, et parmi celles-ci, peut-être un quart s’en préoccupera. Dans les années 1980, cela ne représentait rien. Dans le nouveau millénaire, cependant, un quart des 0,001 % peut constituer une minorité importante sur Twitter. Ou sur Tumblr. Ou Facebook. Ou Reddit. »

Et d’enfoncer le clou :
« L’un des aspects les plus significatifs de notre nouveau monde interconnecté est qu’internet peut amplifier une voix minoritaire de façon exponentielle. Oui, peu de gens, comparativement parlant, se soucieraient si un acteur commet une erreur lors d’une réplique en conlang. Mais grâce à internet, ces quelques personnes se rencontreront, et quand elles le feront, elles seront capables de faire un bruit énorme. »

Qui possède un langage ?

L’histoire des langages artificiels présente une autre problématique qui nous fait penser à l’internet : celui du rôle de la collaboration, de l’oeuvre collective et les problèmes de propriétés intellectuelles qui y sont inévitablement associés. Et ces questions datent, dans ce domaine, déjà d’un bon siècle. Ainsi, avant l’espéranto, il y avait le volapük, créé en 1879 par Johann Schleyer, un prêtre, qui en aurait eu l’idée lors d’une vision divine dans son sommeil. Le volapük connut un grand succès alors que l’espéranto n’en était qu’à ses débuts. Mais tout se gâta lorsque des utilisateurs, commençant à voir des limites à la création originale, demandèrent à Schleyer d’effectuer des modifications, ce qu’il refusa. Les choses empirèrent lorsque l’académie Volapük dénia à Schleyer le droit de refuser les évolutions du langage. Au final, le volapük se divisa en une série de « dialectes » chacun présentant sa propre version des améliorations. Au contraire, le créateur de l’espéranto, Ludwik Lejzer Zamenhof, offrit son langage à la communauté des utilisateurs, qui par consensus évita la dislocation qui a marqué la disparition du volapük.

Retour au XXe siècle avec l’invention du loglan, le « langage logique » sur lequel James Cook Brown travailla dès 1955 (mais il n’en publia le manuel qu’en 1975) dans le but de tester la valeur de l’hypothèse Sapir-Whorf. Lui aussi voulut conserver les droits sur son idiome, ce qui amena les utilisateurs à en créer une version « open source », le lojban.

Le dernier incident est tout récent et concerne l’un des plus fameux conlangs, le klingon. Or la marque Star Trek est détenue par Paramount, qui s’est montrée très soucieuse de faire respecter sa propriété dans tous les aspects liés à cet univers. En 2014, Alec Peters réalisa, après un financement sur Kickstarter, un film « alternatif » de Star Trek, Prelude To Axanar, ce qui entraîna un procès de la part de Paramount, qui accusa les créateurs du film d’atteinte au copyright sur différents domaines, comme les oreilles pointues des vulcains, le logo de la Fédération… et le klingon.

Problème, cela fait des années que le klingon est lu, écrit, parlé par les geeks de la planète entière. En janvier 2017, la cour de justice estima que le langage n’entrait pas dans le cadre du procès, ce qui fait que son statut reste inchangé (et ambigu) pour l’instant.

Dernier point sur lequel la création de conlang me paraît liée à la culture internet, c’est qu’il s’agit au fond d’une application de l’esprit du DIY. Lorsqu’on lit le livre de Peterson sur l’invention des langages, on découvre qu’il s’agit tout simplement d’un manuel de linguistique, mais présenté de façon ludique et amusante. Cela me semble tout à fait le genre de production que pourrait apprécier un « hacker du langage », soucieux d’apprendre le domaine comme le ferait adepte de la DIYbiology pour le vivant, ou un « maker » pour les objets. Traditionnellement la grammaire est un domaine plutôt austère. Vous souvenez-vous des cours à l’école, ou pire, lorsqu’il a fallu vous pencher sur ceux de vos enfants – parce qu’entre votre scolarité et la leur, toute la nomenclature avait changé, évidemment ? La pratique du conlang me paraît un moyen idéal de pénétrer un univers qui jusqu’ici évoquait souvent l’ennui, pour en faire un hobby passionnant.

Il existe donc plusieurs manières d’aborder la création de langues artificielles : le dothraki, le klingon, l’elfique sont des « artlangs » nous dit Peterson, autrement dit des conlangs élaborés à des fins artistiques. Il y a aussi, bien sûr les langues internationales, comme le volapük et l’espéranto…

Mais on peut aussi se livrer à cette activité pour des raisons philosophiques, voire métaphysiques. Et historiquement, cela a été le cas des premiers conlangs…

Avant l’ère moderne, les langues artificielles appartenaient au domaine du sacré : autrement dit, elles étaient révélées lors de visions (ou plus exactement d’auditions). La première du genre est sans doute la Lingua Ignota (« le langage inconnu ») reçue par Hildegard von Bingen, cette prodigieuse abbesse du Moyen-Age, connue pour ses compétences en botanique et ses compositions musicales. Mais sa lingua ignota, nous explique Peterson, reste avant tout un vocabulaire, une liste de mots : elle ne comporte pas de grammaire spécifique ou originale.

Un autre langage « mystique » bien connu des occultistes est le langage angélique ou énochien, reçu par John Dee ou plutôt par son médium, Edward Kelly, à la fin du XVIe siècle. Il s’agit d’un peu plus qu’un glossaire, puisqu’il possède une grammaire et qu’il existe certains textes rédigés en cette langue. Pourtant, pour le le linguiste Donald Laycock, qui étudia le premier cet idiome, il n’a pas la complexité d’un vrai langage et reste très inspiré de l’anglais dans ses structures syntaxiques. A cause de l’énochien, on a attribué à Dee et Kelly la paternité du mystérieux manuscrit Voynich, rédigé en une langue et un alphabet inconnus. Une hypothèse aujourd’hui abandonnée, les théories penchant actuellement pour une origine italienne.

Un autre exemple, beaucoup plus tardif, est celui de Hélène Smith qui sous transe, affirmait s’exprimer en martien. Mais là encore, on a constaté qu’il n’y avait pas d’exotisme grammatical : le « martien » utilise la grammaire du français.

Cette manière de recevoir en transe des mots ou des phrases d’une langue inconnue est classique en histoire des religions, c’est le fameux phénomène de la glossolalie. Les papyrus grecs magiques datant de l’antiquité tardive contiennent un certain nombre de « mots barbares » dont l’origine est inconnue et dont on ignore s’il s’agit de pur charabia, de mots déformés d’une langue existante, ou d’un code.

Les langues « philosophiques »


Mais après la Renaissance on voit apparaître une nouvelle sorte de langages artificiels. Ce sont les « langues philosophiques » qui prétendent refonder notre capacité à exprimer le réel. La plus connue d’entre elles est probablement celle publiée par John Wilkins en 1668 – à noter que Neal Stephenson traite largement du langage philosophique de Wilkins, dans le premier volume de son "cycle baroque" … hélas non traduit.

Wilkins exposa son projet dans un monumental essai de 600 pages, An Essay towards a Real Character, and a Philosophical Language, que les plus courageux pourront télécharger sur archive.org. Comme nous explique Jorge Luis Borges dans l’article qu’il a consacré à Wilkins (disponible ici, mais uniquement en anglais, et publié en français dans le livre Enquêtes) : « Il divisa l’univers en quarante catégories ou genres, ces derniers étant à leur tour subdivisés en différences, elles-mêmes subdivisées en espèces. Il a assigné à chaque genre un monosyllabe de deux lettres ; à chaque différence, une consonne ; à chaque espèce, une voyelle. Par exemple : De, qui signifie un élément ; Deb, le premier des éléments, le feu ; Deba, une partie de l’élément feu, une flamme. »

Dans son livre In the land of invented languages, Arika Okrent nous raconte son expérience avec le système de Wilkins : « La majeure partie des six cents pages de description de la langue de John Wilkins est occupée par une catégorisation hiérarchique de tout ce qui existe dans l’univers. Tout ? Lorsque je me suis assise pour affronter son An Essay towards a Real Character, and a Philosophical Language, j’ai fait ce que n’importe quel spécialiste en linguistique raisonnable et mature doit faire. J’ai essayé de rechercher le mot «merde». »

Opération réussie pour l’intrépide linguiste, qui a découvert que cela peut se dire Cepuhws. Ce signifie le mouvementent, p la purge, uhw, les « parties grossières », et s marque l’opposition (au vomissement, dans ce cas).

Évidemment, tout cela implique non pas une « rationalisation » du langage, mais une bonne dose d’arbitraire. Les catégories sont créées par Wilkins lui-même et reflètent son propre esprit (et celui de son époque). Par exemple, les animaux sont catégorisés par la forme de leur tête. C’est d’ailleurs dans l’article que Borges lui consacre qu’on trouve sa fameuse citation d’une « encyclopédie chinoise » (fictive ?)  proposant la classification suivante des animaux :
« a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent à des mouches ».

L’espoir d’une langue universelle relatant exactement la pensée n’est pas mort avec Wilkins. Par bien des côtés, on retrouve cela chez Leibniz. Et de nos jours, une telle ambition peut se retrouver avec des « langages logiques » comme le loglan ou le lojban, mentionnés dans notre article précédent.

Il existe un wiki en français particulièrement complet sur le lojban. Pour s’initier, le plus simple est de se rendre sur l’introduction au lojban proposée sur la page d’accueil. On y apprend ainsi que les verbes sont la base du langage. On crée les noms en rajoutant une préposition à partir du verbe. Par exemple, prami veut dire « aimer », et lo prami signifie « un amoureux ».

De même, les verbes ne se conjuguent pas, tout se règle là encore à coup de prépositions.

On aurait tort, nous disent les aficionados du lojban, de croire que sous prétexte que celui-ci est un langage logique, qu’il s’agirait d’un mode d’expression austère qui rend difficile l’expression d’émotions. Au contraire, le lojban permettrait d’exprimer des subtilités auxquelles nos langues communes n’offrent pas d’accès aisé. Par exemple .iu signifie amour, .ui le bonheur et nai, la négation. .iu.uinai exprime en un seul mot « Je vis un amour malheureux », comme nous l’explique la Wikipédia (bien complète aussi sur le lojban). Attention, .iu et .ui ne sont pas des noms, mais une forme grammaticale typique du lojban, les « indicateurs d’attitudes ».

Et revoilà les extra-terrestres


Reste la question du langage alien, à mi-chemin entre les langages philosophiques et les « artlangs » de la science-fiction.

Une première tentative, datant de 1960, de créer un langage susceptible de permettre la communication avec des extraterrestres via la logique, le lincos, a été présenté dans l’ouvrage de Hans Freudenthal, Lincos : Design of a Language for Cosmic Intercourse, Part 1 (il n’y a jamais eu de partie 2). Bien que le lincos repose sur la logique, comme le loglan, il lui est donc antérieur de quelques années, et surtout son ambition est tout à fait différente. Alors que Brown cherchait à élaborer un test de l’hypothèse Sapir-Whorf, Freudenthal expose lui un système de communication universelle susceptible de mettre en contact des espèces issues de mondes différents. En assumant bien sûr que la logique est un universel !

Dans ce domaine, les « logogrammes » du film Premier contact de Denis Villeneuve sont certainement un cas d’école. Il s’agissait de créer un système d’écriture non linéaire, les extraterrestres du film n’ayant pas la même notion du temps que nous.

Patrice Vermette, le designer du film, a créé à peu près une centaine de ces « logogrammes » en se basant sur une inspiration que lui a suggérée sa femme. Comme nous l’explique Wired : « Un seul logogramme peut exprimer une pensée simple («Salut») ou complexe («Salut Louise, je suis un étranger, mais je viens en paix»). La différence réside dans la complexité de la forme. L’épaisseur d’un logogramme porte également un sens : un trait d’encre plus épais peut indiquer un sentiment d’urgence ; un plus mince suggère un ton plus calme. Un petit crochet attaché à un symbole signifie une question. Le système permet à chaque logogramme d’exprimer un ensemble d’idées sans respecter les règles traditionnelles de syntaxe ou de séquence. »

Mais comment des êtres humains, face à un tel système, pourraient-ils en comprendre la signification ? Contrairement à la plupart des créateurs de conlangs, les concepteurs des logogrammes devaient imaginer deux systèmes : le langage et le moyen de le décrypter. Pour imaginer de façon réaliste comment les héros du film pourraient procéder à un tel décodage
les concepteurs du langage se tournèrent vers Stephen Wolfram. Le créateur de Mathematica n’avait pas assez de temps à consacrer au sujet, mais son fils Christopher se montra désireux de travailler sur les logogrammes. Une partie du pseudo-code qu’il a réalisé se retrouve dans le film, et une longue vidéo (2h en anglais) explique comment il s’y est pris… 

 

Aujourd’hui, la mode n’est plus trop à la création de « langages philosophiques », et ce sont les « artlangs » qui occupent désormais le devant de la scène conlang. Après tout, c’est compréhensible : le lojban n’a pas apporté de réponse à la question de l’hypothèse Sapir-Whorf et les ambitions « messianiques » d’un système comme celui de Wilkins ont très vite montré leurs limites. Pourtant même lorsqu’on crée un « artlang » sans autre but que l’amusement ou la fiction, on se lance déjà dans une entreprise philosophique. Comment représenter le monde d’une manière différente de celles imposées par nos habitudes mentales ? Les catégories que j’utilise pour décrire le monde sont-elles les seules correctes ? Inventer un conlang ne changera pas le monde, c’est sûr. Mais il peut permettre, modestement, d’ouvrir un peu plus l’éventail des possibilités, aider à penser « hors de la boite »…

lundi 13 décembre 2021

Les deux modes d'apprentissage

 

Comment apprenons-nous ? Les neurosciences, les sciences cognitives, mais aussi le quantified self et bon vieil empirisme nous ont-ils fait progresser dans notre compréhension des mécanismes de l’apprentissage ? Et s’agit-il de pures découvertes théoriques ou sont-elles applicables à la salle de classe ou à chacun d’entre nous ?

Même le plus fameux des MOOCs, Coursera, s’est intéressé à la question et propose maintenant un cursus « Apprendre à apprendre« .

A sa tête, on trouve un neuroscientifique connu, Terrence Sejnowski et surtout Barbara Oakley, auteur d’un excellent livre sur l’apprentissage des sciences, A Mind for Numbers.

Son éducation scientifique, Barbara Oakley l’a effectuée sur le tas. Comme pour beaucoup d’autres, sa scolarité s’accompagna d’une profonde répugnance pour les mathématiques. Son truc c’était les langues, et elle devint à l’âge adulte une spécialiste du Russe au sein de l’armée américaine. Elle réalisa bientôt qu’en dehors de l’armée, il n’existait pas beaucoup d’opportunités pour les spécialistes de cette langue. Elle suivit alors un cours d’ingénierie, et dut absorber les disciplines qu’elle avait négligées plus tôt. Cela lui permit d’expérimenter un certain nombre de stratégies et d’élaborer la méthode qui inspire notamment le cours de Coursera.

Mode « concentré » et mode « diffus »

La créativité occupe une place importante dans le livre d’Oakley. Certains pourraient s’en étonner d’autant qu’elle traite de domaines comme les maths et les sciences, et plus que les humanités. Mais apprendre c’est créer, insiste-t-elle. La solution à la question mathématique implique bien souvent d’appréhender celle-ci sous un nouvel angle.

Un des premiers principes sur lesquels elle s’étend dans son livre c’est ce qu’on pourrait appeler le paradoxe de la créativité. Autrement dit, lorsqu’on cherche à résoudre un problème, la partie du cerveau qui y travaille n’est pas celle qui trouve la solution. Pour Oakley, en effet notre cerveau fonctionne selon deux modes : le « diffus » et le « concentré ». Le mode concentré est celui que nous utilisons le plus volontiers lorsque nous effectuons un travail intellectuel. Celui-ci permet à nos pensées de suivre un cheminement logique, en enchaînant les associations d’idées les plus claires et les plus évidentes. Barbara Oakley compare cette approche à un jeu de flipper (on trouvera ici un extrait de son livre développant cette métaphore). La boule représente le train de notre pensée. Dans le mode concentré, elle se déplace sur un terrain où les obstacles sur lesquels elle rebondit se situent très près les uns des autres.

Le mode diffus, au contraire, est celui de l’inconscient. Sur ce plateau de flipper les obstacles sont beaucoup plus rares, ce qui permet à la bille de parcourir de plus grandes distances. Ce qui signifie que notre train de pensées est capable d’associer des idées plus éloignées les unes des autres. C’est précisément ce que nous faisons lorsque nous nous trouvons face à un problème inédit ou difficile. Nous avons besoin d’effectuer de nouvelles connexions entre nos neurones.

Cela signifie-t-il que pour résoudre des problèmes il nous suffit de rêvasser et de ne rien faire ? Surtout pas, explique Barbara Oakley. En fait, l’inconscient, le mode diffus, n’est capable que de résoudre les questions sur lesquelles le mode concentré a intensément travaillé auparavant. Toute l’astuce consiste donc à savoir quand il faut se concentrer et quand, à l’inverse, il faut lâcher prise.
L’une des grosses erreurs lorsqu’on aborde un problème uniquement en mode concentré consiste à partir sur une (mauvaise) idée de solution et à rester indéfiniment fixé sur elle. C’est parce qu’on est coincé dans le petit réseau d’associations d’idées adopté au démarrage : ce que Barbara Oakley nomme l’Einstellung (qu’on peut traduire par « installation » ou « mise en place »). Une étude a été faite à ce sujet sur des joueurs d’échecs novices (.pdf). On a suivi le regard de ces joueurs lorsqu’ils cherchaient la meilleure stratégie possible. Leurs yeux localisaient très vite un point précis de l’échiquier, et alors qu’ils étaient convaincus d’évaluer toutes les alternatives possibles, leur regard les trahissait : il restait fixé sur la même région de l’échiquier, celle qu’ils avaient sélectionnée au début.

Barbara Oakley donne comme exemple de bonne pratique celle adoptée par Thomas Edison, qui avait coutume de s’assoupir dans son fauteuil en tenant une balle entre ses mains. Lorsqu’il perdait conscience, la balle tombait, le réveillant instantanément. Il notait alors toutes les idées qui lui étaient venues lors de sa somnolence. Salvador Dali utilisait la même technique, dans un domaine bien sûr totalement différent. Une autre solution consiste à travailler sur le problème juste avant de s’endormir, le mode le plus « diffus » qu’on puisse imaginer. Barbara Oakley ne le cite pas précisément, mais n’oublions pas que certains inventeurs pratiquent des techniques de « rêve lucide » ou de rêve contrôlé pour trouver la solution à leur recherche. C’est le cas par exemple de Ray Kurzweil, qui avoue dans une interview s’endormir régulièrement en réfléchissant à un problème à résoudre, pour recueillir en rêve des éléments de solution, surtout dans l’état semi-conscient qui suit immédiatement le réveil le matin.

On n’est bien sûr pas loin de de la notion de sérendipité, à condition de bien comprendre que ce genre de « trouvailles » obtenues « par hasard » intervient après un travail très ardu de concentration. « Marconi aurait-il découvert les ondes radio s’il n’avait pas, par hasard, travaillé sur le sujet pendant des années ?« , s’interrogeait déjà John Cleese dans un sketch des Monty Python.

Mais il existe une autre méthode, beaucoup plus rapide et simple, pour réévaluer une situation : fermer un instant les yeux ! Selon une recherche publiée en 2013, ce simple geste aurait pour conséquence de « déconnecter » immédiatement le mode concentré pour activer le mode diffus ou, comme le nomment officiellement les neuroscientifiques, le « réseau du mode par défaut« .


 
 
 
Le « flipper neural » selon Barbara Oakley

 

 

Les deux approches de l’apprentissage

Pour Barbara Oakley, un processus d’apprentissage se déroule suivant deux démarches complémentaires : le « top-down » et le « bottom up ». Le top-down, c’est comprendre le contexte d’un apprentissage. Quand par exemple, une équation doit être utilisée plutôt qu’une autre. Ainsi, lorsqu’on aborde le manuel d’une discipline quelconque, il vaut mieux commencer par feuilleter le livre, regarder les titres de chapitres, jeter un coup d’œil sur les exercices (alors même qu’on a pas lu le texte permettant leur résolution). Cela permet d’avoir une idée générale du contexte et de la direction choisie par l’auteur.

Mais il ne faut pas oublier non plus l’approche bottom-up, qui se rapproche en fait d’un enseignement très traditionnel. Dans le cadre du bottom-up il est important de constituer des « chunks », des ensembles neuronaux très serrés que notre cerveau sera capable de manipuler comme des blocs. Pour ce faire, rien de mieux que la pratique et la constitution d’une habitude. Les bonnes vieilles techniques de répétition, d’apprentissage par cœur ont leur place ici.

« Les meilleurs programmes d’apprentissage des langues tels ceux du « Defense Language Institute (un Institut de recherche et d’éducation pour les langues étrangères du Département de la Défense des États-Unis, NDT), où j’ai appris le Russe, incorporent une pratique structurée comprenant beaucoup de répétition et de par coeur, un mode concentré d’apprentissage de la langue, et la combinent avec une méthode plus diffuse de discussion libre avec des locuteurs natifs de la langue. Le but est d’intégrer les mots et les structures de base afin que vous puissiez parler aussi librement et avec autant de créativité dans votre nouvelle langue que vous le faites en anglais« .

Comment former ces « clusters » de la manière la plus efficace possible ? Inutile de lire et de relire un texte indéfiniment pour être sûr d’avoir compris et maîtrisé un sujet. En fait, il est beaucoup plus malin de se répéter ce qu’on a appris, de reformuler le contenu de la leçon. Barbara Oakley cite à ce sujet une expérience intéressante (l’article original est malheureusement derrière un paywall). On a demandé à des étudiants de lire un texte scientifique, puis de se rappeler son contenu. Ils l’ont ensuite lu une seconde fois, puis ont réitéré le même exercice. Il s’est avéré que cette technique était bien plus efficace que d’autres méthodes, pourtant plus élaborées, par exemple la création de schémas conceptuels, pour construire une représentation mentale de ce qu’on apprend. Ce qui a surpris les étudiants eux-mêmes, car ils pensaient que cette dernière méthode était la meilleure. Mais le problème, souligne Oakley, c’est qu’on essaie trop souvent de bâtir des relations entre des concepts sans avoir auparavant maîtrisé les clusters correspondant à ces concepts. Ce qui équivaut, selon elle, « à apprendre des stratégies avancées du jeu d’Échecs sans connaître les règles de base« .

Adieu au multitâche !

C’est donc l’équilibre entre ces deux modes cérébraux diffus et concentré, qui garantit la créativité de nos esprits. Barbara Oakley n’est pas la seule à se pencher sur le sujet, qui attire l’attention des neuroscientifiques. Ainsi Daniel Levitin (auteur d’un excellent livre sur les neurosciences de la musique, traduit en français sous le titre De la note au cerveau) en tire-t-il des conclusions intéressantes dans un article du New York Times. Ses recherches sur ces deux modes d’attention l’ont conduit, avec son collègue Vinod Menon, a identifier la partie du cerveau, située dans l’insula, qui détermine la « balance attentionnelle » autrement dit, le moment où il faut passer du mode diffus au mode concentré, et vice versa. Or le hic est que cet « interrupteur » est aujourd’hui détraqué : en effet notre vie actuelle, nos activités en ligne notamment, entrent constamment en compétition pour attirer notre attention, du coup, nous n’arrêtons pas de passer involontairement du mode diffus au mode concentré et inversement. « Chaque changement de statut que vous lisez sur Facebook, chaque tweet ou texte que vous recevez d’un ami entre en compétition pour les ressources de votre cerveau avec des choses importantes, comme décider s’il faut mettre vos économies dans des actions ou des obligations, vous rappeler où vous avez laissé votre passeport ou encore trouver la meilleure façon de vous réconcilier avec un ami proche avec lequel vous venez de vous disputer. »

La conclusion qu’en tire Levitin est donc qu’il faut protéger notre mode diffus en évitant de lui imposer cette surcharge attentionnelle : « Si vous désirez être plus productif et créatif, et avoir plus d’énergie, la science préconise de partitionner votre journée en périodes de projets. Vous devriez ne vous consacrer aux réseaux sociaux que pendant un temps déterminé, et refuser les interruptions constantes pendant votre journée. » « On devrait aussi ne consulter ses mails qu’à des moments donnés. »

Une chose est sûre : le cerveau n’est pas multitâche.

A noter d’ailleurs à ce sujet une expérience intéressante effectuée sur des adeptes de la méditation « pleine conscience» : il s’est avéré que ceux­-ci étaient capables de mieux gérer un ensemble multiple de sollicitations simultanées, comme la consultation de mails, de textos, le travail sur un traitement de texte, etc. Bref, ils étaient plus « multitâches ». Mais en réalité ils passaient plus de temps à chaque fois sur chaque travail particulier, bref, leur meilleures capacités de « multitasking » étaient en fait dû à la faculté… de rester monotâches !

mercredi 8 décembre 2021

L'art de la mémoire, hors d'occident

 

Officiellement, l’art de la mémoire est né au sein de la civilisation gréco-romaine. Mais cette vision est peut-être bien trop eurocentrique… Dans un article fascinant pour la revue Aeon, Lynne Kelly (blog, @lynne_kelly) nous présente quelques techniques « d’art de la mémoire » utilisées par les populations de chasseurs-cueilleurs du monde entier. Cet article reprend bon nombre d’idées qu’elle expose dans son récent et passionnant ouvrage, The Memory Code.

L’incroyable mémoire des Anciens

Ce qui caractérise un grand nombre de civilisations traditionnelles, explique-t-elle, est la prodigieuse mémoire possédée par leurs Anciens. Ainsi, nous rappelle-t-elle, les Navajos sont-ils capables de se remémorer jusqu’à 700 insectes avec leur aspect, habitat, leur comportement… et les Mangyans des Philippines seraient en mesure de reconnaître 1625 plantes différentes, dont certaines inconnues de la science occidentale.

Et bien entendu, leurs connaissances vont bien au-delà des insectes ou des plantes. Les Anciens de ces peuples seraient capables d’accomplir les mêmes exploits de mémoire dans tous les domaines de leur environnement…

Mais l’art de la mémoire des peuples premiers est assez différent – et plus complexe – que celui des orateurs de l’Antiquité ou des penseurs de la Renaissance. D’abord, il est multimédia : il implique chant, danses et histoires mythiques variées. Ensuite, le « palais de mémoire » n’est autre que l’environnement dans lequel vivent ces populations. C’est en se déplaçant au sein de leur milieu naturel que les « anciens » de ces tribus sont capables de réactiver leurs connaissances liées à des lieux précis. C’est ainsi que procèdent les aborigènes avec leurs « pistes de chant ».

« Une piste de chants, nous dit Kelly, est une séquence d’emplacements, pouvant, par exemple, inclure les roches qui fournissent les meilleurs matériaux pour les outils, ou un arbre important ou un trou d’eau. Ces pistes sont beaucoup plus qu’une aide à la navigation. À chaque emplacement, un chant, une histoire, une danse ou une cérémonie sont exécutés, et seront toujours associés à cet emplacement particulier, physiquement et en mémoire. Une piste de chants constitue donc une table des matières pour l’ensemble d’un système de connaissances, qui peut être consultée en mémoire et physiquement. »

Certaines de ces pistes de chant peuvent couvrir des distances de plus de 800 kilomètres…

Il existe, grosso modo deux espèces de « palais de mémoire ». Les grands, qui reposent sur des lieux, et des « micro-espaces », de petits objets qui reproduisent de manière miniaturisée les plus grands palais… En Afrique, on trouve le lukasa, une planchette de bois incrustée de petits objets, auxquels l’utilisateur associe diverses informations, comme souvent les noms des grands rois et dynasties. Selon Kelly, « Des chercheurs ont affirmé que les « hommes de mémoire » de la société Mbudye passaient des années à apprendre un vaste corpus d’histoires, de danses et de chansons associées aux perles et coquillages attachés à un morceau de bois sculpté ».

Un tel savoir n’était pas seulement utile, il était politique, nous explique Lynne Kelly dans son livre. Dans les petits groupes de chasseurs-cueilleurs, la distinction par la richesse ou le leadership par la force physique n’existent pas. Tous les membres de la tribu sont à peu près à égalité. Les seuls à détenir une vraie forme de pouvoir, ce sont les Anciens qui par leurs chants, leurs mythes connaissent les méthodes de survie du groupe. C’est d’ailleurs le titre de sa thèse : When Knowledge Was Power (Quand la connaissance était le pouvoir).

La connaissance des chants était un savoir ésotérique, transmis à peu d’individus, explique-t-elle. La raison en est double. Tout d’abord, cela permet bien sûr de conserver le pouvoir entre quelques mains, mais surtout, les histoires ne peuvent subir aucune déformation ou perdre des informations qui pourraient s’avérer vitales. Il et amusant de constater que la fameuse société de la connaissance, envisagée par certains comme un objectif de notre civilisation technique, aurait déjà existé dans un lointain passé !

Le monde dans son jardin

Les performances des Anciens nous paraissent incroyables. Lynne Kelly a voulu passer à la pratique. Ce qu’elle raconte dans son livre The Memory Code.

Elle a utilisé comme théâtre de ses pistes de chants sa propre maison, son jardin et l’environnement immédiat. Elle y a stocké diverses formes d’information, par exemple la liste des pays, classés par ordre de population. Les 120 premiers pays sont « placés » dans sa maison et son jardin ; les autres sur la route qu’elle prend quotidiennement pour se rendre à la boulangerie. Elle a également fabriqué des « micro-espaces de mémoire », un à la semblance d’un lukasa, d’autres étant des jeux de cartes ou de tarots.

Au final, elle a été convaincue par l’efficacité de ces pratiques. Elle n’était pas satisfaite des ouvrages contemporains de mnémotechniques, qui vous apprennent comment mémoriser les décimales de pi, ou l’ordre des cartes dans un jeu… Elle cherchait quelque chose de plus fondamental, des « méthodes pour mémoriser l’information qui me donneraient, écrit-elle dans The Memory Code, la capacité d’avoir une plus large représentation du monde qui m’entoure…Je voulais mémoriser des connaissances d’une manière qui améliorerait la vie quotidienne ».

Un souhait que la mise en pratique des ces techniques « archaïques » lui a permis de réaliser :
« Les diverses techniques s’intègrent et se mélangent entre elles, et se nourrissent mutuellement, créant un moyen incroyable de mémoriser pratiquement n’importe quoi. Ma pensée devient plus dépendante des images et des émotions et moins des mots. » Lynne Kelly précise aussi à plusieurs reprises qu’un tel mode de connaissance, non linéaire, est très difficile à décrire aux esprits contemporains, ce qui explique que les représentants de ces peuples chasseurs-cueilleurs aient eu du mal à présenter leur méthode aux visiteurs occidentaux, qui souvent ne saisissaient pas le caractère hautement utile et pragmatique de ces chants, danses, ou cérémonies.

La génération du fantastique

C’est une pratique qui était déjà décrite par les artistes mémoriels de l’Antiquité et de la Renaissance : pour frapper l’esprit, les images mentales utilisées pour se souvenir gagnent à être grotesques, inquiétantes, érotiques, etc. C’est pourquoi l’art de la mémoire est associé à la culture de l’imagination. La production d’univers surréalistes est la conséquence directe de cette pratique. La chose a déjà été remarquée par la grande spécialiste du sujet, Frances Yates, et surtout par l’historien des religions Ioan Couliano, auteur de Eros et magie à la Renaissance, qui établit directement un lien entre les techniques mnémotechniques et les croyances magiques et alchimiques.

Cette intrusion du fantastique, du mythologique, Lynne Kelly a pu aussi le constater. Elle a par exemple essayé de retenir les noms de l’ensemble des oiseaux vivant dans sa région. Pour ce faire, elle a créé des images et des pistes de chants, dans lesquelles lesdits oiseaux prenaient souvent des formes humanoïdes possédant certaines caractéristiques propres aux animaux qu’ils étaient censés représenter.

« J’ai découvert que les personnages de mes histoires, bien que possédant des noms d’oiseaux, restaient très humains et très peu aviaires, tant que je n’avais pas observé des spécimens en liberté. Puis les personnages commencèrent à devenir en partie oiseaux, en partie humains, comme c’est souvent le cas avec les personnages des histoires indigènes. Le Chevalier stagnatile se remarque par de longues jambes, c’est pourquoi Marsha (jeu de mots sur le nom anglais de l’oiseau, « marsh sandpiper », ndt) est devenue une superbe fille aux longues jambes ».

« Au final, affirme-t-elle, mes histoires devinrent de plus en plus mythologiques, mais l’information dont j’ai besoin est toujours restée disponible… Parfois elles pénètrent dans mes rêves. Tout cela est arrivé naturellement. Je ne l’ai pas planifié. Mes histoires se sont mises spontanément à rappeler les nombreux récits indigènes que j’avais lus ».

La production d’images étranges peut également être générée par la superposition, au sein d’un même espace de mémoire, de plusieurs catégories de connaissances diverses. C’est d’ailleurs une question qu’on se pose spontanément, lorsqu’on entend parler d’art de la mémoire. Peut-on utiliser un même palais plusieurs fois ? Ne risque-t-on pas de s’emmêler les pinceaux ? Autrement dit, lorsque Lynne Kelly utilise sa maison et son jardin pour « enregistrer » les pays par ordre de population, peut-elle utiliser ces emplacements à d’autres fins ou ces lieux sont-ils « grillés » ? En fait, elle l’a fait et non, cela ne l’a pas embrouillé. Cela a même renforcé la force des images. Dans un de ses « micro-espaces de mémoire » elle a stocké sur un même jeu de cartes les « Ancêtres » (c’est-à-dire des personnages célèbres de l’histoire) et divers sites archéologiques. Ainsi, une même carte en est venue à représenter à la fois Sigmund Freud et la grotte de Lascaux. Ce qui a fait naître dans l’esprit de Lynne Kelly l’image d’un Freud psychanalysant les artistes anonymes de Lascaux. « Je ne confonds jamais les images de Lascaux et celles d’Altamira, explique-t-elle, car seul l’art pariétal de Lascaux a pour guide Sigmund Freud ».

Si cet aspect « fantastique » de l’art de la mémoire a souvent été souligné, Lynne Kelly est peut-être celle qui en fait le compte-rendu le plus précis, le plus convaincant. Et ce d’autant plus que Kelly (contrairement à une Frances Yates ou un Ioan Couliano) ne se passionne guère pour les aspects « religieux » ou mystiques de ce genre de pratique ! C’est une pure pragmatique, qui s’interdit, dans son livre comme dans sa thèse de faire référence à des concepts comme le chamanisme, ou à des éléments de croyances religieuses ; elle est intéressée avant tout par la manière de stocker et communiquer des informations indispensables à la survie. Et pourtant, dans sa pratique, sans qu’elle l’ait cherché, des éléments de fantastique, de mythologique, se produisent spontanément, et une nouvelle approche cognitive du monde se déploie.

La grande hypothèse de Lynne Kelly, qui dépasse largement le cadre de cet article, serait que ces « palais de mémoire » seraient à l’origine d’un bon nombre de monuments du lointain passé, comme les grands complexes mégalithiques des pays celtiques, les statues de l’île de Pâques ou les lignes de la Nazca. Ces structures qu’on a trop souvent l’habitude de désigner simplement comme des « lieux sacrés » sans chercher d’explication supplémentaire, auraient été construites par des peuples en voie de sédentarisation, quittant le mode de vie nomade chasseur-cueilleur pour celui des agriculteurs et des éleveurs. Ces gens auraient alors codé dans ces structures monumentales le savoir qui autrefois était associé à des points précis de leur territoire de chasse et de migration, afin d’assurer sa pérennité.

Je n’ai pas les compétences pour avoir un avis sur cette hypothèse. Mais de toute façon, simplement par la présentation des techniques anciennes de mémoire et la mise en valeur d’un autre mode d’acquisition des connaissances, plus émotionnel, imaginatif et moins verbal, The Memory Code m’apparaît comme un nouveau classique sur ce sujet, à mettre aux côtés du fameux livre de Frances Yates sur l’Art de la mémoire, qu’il complète admirablement.

Le retour des "palais de mémoire"

 

La mémoire est un muscle et, comme tous les muscles, elle s’entraîne. Et comme tout ce qui s’entraîne, elle a donné naissance à un sport et à ses championnats, où des « athlètes de la mémoire » rivalisent en se rappelant des listes de mots, des décimales de pi, etc. Le dernier Championnat du monde de la mémoire s’est d’ailleurs tenu en ligne en décembre 2021. Mais qu’est-ce qui fait le talent des super-champions de mémoire ? Car s’il existe effectivement des cas innés de mémoire « eidétique », dont les possesseurs sont capables de se rappeler pratiquement tout ce qu’ils ont vu ou rencontré, ce n’est pas le cas de ces « sportifs cérébraux », qui affirment tous au contraire avoir été dotés à leur naissance de capacités tout à fait moyennes. Leur talent tient donc à une méthode.

Il existe plusieurs techniques pour augmenter ses capacités mémorielles, mais la plus efficace nous vient de l’antiquité : c’est le fameux « art de la mémoire » également nommé « méthode des loci ».

En gros l’idée est de parcourir en imagination un lieu qu’on connaît bien, souvent appelé le « palais de mémoire » (par exemple, son appartement) et de placer tout au long de son parcours des images mentales censées rappeler un sujet qu’on doit mémoriser. Les orateurs de l’antiquité l’utilisaient pour se remémorer les étapes d’un discours, mais rien n’empêche d’utiliser cet art pour se rappeler des équations, des éléments d’un langage informatique ou des mots d’une langue étrangère. Très couru dans l’antiquité, au moyen-âge et à la Renaissance (Giordano Bruno fut l’un des derniers adeptes de cette discipline), l’art de la mémoire était tombé en désuétude avec la diffusion de l’imprimerie. On avait oublié sa pratique, sauf chez les « champions de mémoire » qui n’ont jamais abandonné son usage.

Vous trouverez un exemple de mise en pratique dans la conférence Ted de Joshua Foer. Ce dernier est un journaliste scientifique, qui, désireux de comprendre comment certains pouvaient acquérir cette super-mémoire, s’est à son tour entraîné à la méthode des loci. Il est l’auteur d’un livre sur le sujet, Monnwalking with Einstein, traduit en français sous le titre Aventures au coeur de la mémoire.

Une anatomie identique, mais une activité différente


Le neuroscientifique et cogniticien Martin Dresler du Centre médical de l’université de Radboud aux Pays-Bas aidé par un postdoc, Boris Konrad (lui-même ancien participant à l’un de ces concours de mémoire), a voulu vérifier si cette « super-mémoire » était réellement acquise, comme l’affirmaient les « champions », ou si elle possédait un aspect inné. A cette fin, il a recruté 23 des meilleurs spécialistes de la mnémotechnique. Son papier (en libre accès) a été publié dans le journal Neuron et ce travail a été chroniqué par le New Scientist, le Guardian et Inverse.

Il a donc fait subir une IRM à ces sujets et a découvert à cette occasion que leur cerveau ne possédait aucune caractéristique différenciant leur structure de celui de nous autres, les gens « moyens ». Il n’existait pas d’aire cérébrale plus importante ou plus large, mais le scan révéla une différence au niveau de l’activité cérébrale. Ce qui signifie, comme le précise très bien le site Inverse, que « l’anatomie du cerveau n’est pas aussi importante que sa connectivité, et celle-ci peut aisément être hacké », ce que justement l’art de la mémoire permettrait de faire.

Ainsi, lors de ses travaux, Dresler a testé les « athlètes mémoriels » pendant qu’ils effectuaient une tâche, mais aussi pendant qu’ils se reposaient et ne pensaient à rien de particulier. Et il a découvert que le cerveau de ces champions avait un comportement différent lors de ces phases de repos, lorsque ce qu’on appelle le « réseau du mode par défaut » (qui correspond grosso modo à l’état de rêverie) était en activité : la connectivité entre les différents circuits de ce réseau était améliorée… Lorsqu’ils effectuaient une tâche, en revanche, la meilleure connectivité ne se développait plus entre les circuits, mais à l’intérieur de ceux-ci. Et la région de l’hippocampe était particulièrement active : pas étonnant, puisque celle-ci est liée à nos facultés visuo-spatiales et que la méthode des loci consiste essentiellement à parcourir un lieu imaginaire.

Ayant constaté cela, Dresler a recruté une cinquantaine de personnes à la mémoire moyenne, dans l’espoir de voir s’il était en mesure de faire évoluer leurs capacités dans ce domaine. Il a divisé ces cinquante volontaires en trois groupes : le premier devait pratiquer la méthode des loci 30 minutes par jour pendant 6 semaines. Le second devait s’entraîner à conserver des informations en mémoire, mais sans disposer d’une méthode particulière. Et un troisième groupe n’avait rien à faire.

Au commencement de l’étude, les participants pouvaient retenir entre 26 et 30 mots sur une liste de 72. Au bout de six semaines, les utilisateurs de l’art de la mémoire étaient capables de s’en rappeler environ 35 de plus. Ceux qui s’étaient entraînés sans méthodes ont pu en ajouter 11 à leur palmarès. Et le troisième groupe n’en a ajouté que 9. Une fois mesurée, l’activité cérébrale des sujets ayant pratiqué la méthode des loci se rapprochait de celle des « champions ».
Quatre mois après l’expérience, les trois groupes ont de nouveau été testés, et Dresler a pu constater que les adeptes de l’Art de la mémoire restaient plus efficaces que les membres de deux autres groupes. Cette expérience prouve donc les dires des champions lorsqu’ils affirment la possibilité d’améliorer sa mémoire sans disposer au départ de talents innés.

Une méthode d’actualité ?


Barbara Oakley  tient elle aussi l’art de la mémoire en grande estime. La base de cette pratique, explique-t-elle, serait que notre mémoire visuo-spatiale serait naturellement très puissante, probablement à cause de notre bagage évolutif : « Nos ancêtres n’ont jamais eu besoin d’une large mémoire pour les noms ou les nombres. Mais ils avaient besoin de se rappeler comment rentrer à la maison après une chasse aux cerfs de trois jours, ou pour retrouver l’emplacement de ces belles myrtilles découvertes sur les pentes rocheuses au sud du camp ». L’astuce consisterait donc à utiliser cette mémoire d’emblée très puissante pour y stocker des souvenirs moins faciles à conserver…

Barbara Oakley s’intéressant particulièrement à l’apprentissage des sciences et des mathématiques, elle conseille de se rendre à cette page de skillstoolbox.com pour y trouver une liste d’images représentant la plupart des chiffres et des termes mathématiques : par exemple le chiffre 2 peut être visualisé comme un cygne, à cause de la forme de l’oiseau ; ou le 6, symbolisé par un insecte comme une fourmi, parce qu’elle possède six pattes… Les possibilités sont infinies.

Mais, peut-on se demander, si on a du mal à se rappeler une information, pourquoi serait-il plus facile de se rappeler de l’image mentale qui est censée la représenter ? C’est là que se trouve la difficulté, mais également l’intérêt de cette méthode des loci. L’image créée doit être conçue pour frapper l’esprit, se montrer particulièrement grotesque ou capable de susciter l’émotion. Ce qui fait de l’art de la mémoire une méthode de créativité aux résultats particulièrement surréalistes. 

Sans prétendre à la moindre compétence neuroscientifique, je ne puis m’empêcher de me demander si la meilleure connectivité au sein du mode du réseau par défaut constaté par Dresler et son équipe ne serait pas liée à cet aspect de créativité. Le « réseau du mode par défaut » semble bien lié au « mode diffus » d’apprentissage sur laquelle insiste Oakley dans son ouvrage. Un mode diffus fortement lié à la créativité et à la résolution de problèmes. La méthode des loci ferait-elle donc d’une pierre deux coups : améliorer la mémoire des faits bruts, tout en entraînant notre esprit créatif ?

Ce succès de l’art de la mémoire pourrait avoir une conséquence sur les multiples applications numériques susceptibles, affirment leurs concepteurs, de faire travailler notre mémoire : « la plupart des programmes d’entrainement cérébral n’utilisent pas la méthode des loci », a rappelé au New Scientist Henry Roediger, psychologue à l’université Washington dans le Missouri. Il est probable que la prochaine génération devra s’y intéresser ! Reste qu’on peut estimer que l’univers des jeux vidéos pourrait permettre de développer un environnement idéal pour construire ces palais de mémoire ! Je n’ai pas encore trouvé d’études spécifiques sur le sujet, mais en tout cas, d’autres y ont déjà pensé, puisque le sujet a été discuté sur le « art of memory forum »

Mais est-il utile, en cette ère numérique, de posséder une large mémoire de faits ou de termes, alors qu’il nous suffit de chercher n’importe quelle information sur le net ? Google n’aurait-il pas achevé ce que Gutenberg avait commencé avec l’imprimerie ? En fait, il se pourrait que nous ayons plus que jamais besoin de disposer d’une bonne mémoire. Pour manipuler des concepts, nous devons être capables de convoquer les données rapidement dans notre mémoire de travail. On ne peut pas réfléchir à des connaissances en s’interrompant toutes les deux minutes pour les retrouver sur le web. La mémoire reste une faculté fondamentale de l’apprentissage !

Les pouvoirs et limites de la neuroplasticité

Jusqu’où le cerveau peut-il changer ? Avons-nous des limites à notre développement mental ? Ou pouvons-nous indéfiniment nous « augmenter » à l’aide d’exercices cognitifs, de produits chimiques, de stimulation magnétique ou électrique ? Jusqu’à il n’y pas très longtemps, la messe semblait dite ; le cerveau, apprenait-on, ne crée pas de nouveaux neurones. Il existe des périodes critiques dans l’enfance pour apprendre de nouvelles langues ou se livrer à la musique. A partir d’un certain âge, il ne faut plus attendre de changement majeur. Puis tout s’est renversé. Oui, le cerveau crée des neurones, même si ce n’est pas partout (les nouvelles cellules sont concentrées dans certaines zones, et l’importance du rôle de cette neurogenèse est encore contestée), on peut soigner ses défauts cognitifs voire ses traumatismes ou même des lésions cérébrales, augmenter son intelligence sa mémoire, réduire ses angoisses… 

 

 Un cerveau qui apprend toujours 

Mais finalement, ce n’est pas le nombre de neurones qui compte, mais bien la question de savoir jusqu’où nous pouvons améliorer nos facultés mentales. Ainsi, avons-nous des preuves que le cerveau continue à apprendre, quel que soit l’âge ? Dans son livre Guitar Zero, Gary Marcus, raconte comment à 38 ans il s’est mis à apprendre à jouer d’un instrument de musique, bien après l’âge où l’on considère cela efficace. Dans son introduction, il présente une expérience sur les chouettes effraies qui montre bien les limites de l’âge – et le moyen de les contourner. Ces oiseaux se dirigent dans les airs grâce aux sons, nous explique-t-il. Mais contrairement aux chauves-souris par exemple, ils font aussi usage de leur sens de la vue. Ces animaux nocturnes harmonisent donc leur ouïe et leur vision pour se diriger plus aisément dans les ténèbres. Or, un biologiste de Stanford, Eric Knudsen, a élevé des chouettes en déformant leur champ de vison. Les jeunes chouettes étaient capables de « recalibrer » leur vision et leur audition en tenant compte des nouveaux paramètres, mais les plus âgées s’adaptaient beaucoup moins bien. Ensuite, Knudsen a découvert que les animaux âgés n’étaient pas des cas désespérés. Il s’est rendu compte qu’ils pouvaient à leur tour apprendre à gérer leurs nouvelles perceptions si l’apprentissage était découpé en de plus petites tranches. Autrement dit, conclut Marcus, rien n’empêche une personne plus âgée d’acquérir un nouveau comportement ou de s’initier à une nouvelle connaissance tant que les choses se font de manière très progressive. Une théorie qu’il s’est empressé d’appliquer à sa propre pratique de la musique ! Une autre expérience, toute récente, nous éclaire (peut-être) un peu plus sur la neuroplasticité du cerveau âgé. Celle-là a été effectuée sur des rats. On a exposé ces rongeurs à des sons d’une fréquence particulière et on a observé leur cortex auditif. Il s’est avéré que le cerveau des rats âgés était plus sensible à ces nouveaux bruits que celui des plus jeunes. Mais en revanche, l’effet de cet apprentissage disparaissait plus vite. Pour Mike Cisneros-Franco, le chercheur qui a mené l’étude, les conclusions sont assez surprenantes : « Nos travaux ont montré que le cerveau âgé est, contrairement à une notion largement répandue, plus plastique que le cerveau des jeunes adultes… D’un autre côté, cette plasticité accrue est accompagnée par le fait que tout changement obtenu par stimulation ou entraînement est instable : à la fois facile à réaliser et facile à inverser. » Cette mauvaise régulation de l’apprentissage chez les animaux vieillissants serait due à un manque d’une molécule particulière, le GABA. Il faut savoir que le cerveau fonctionne grâce à deux neurotransmetteurs fondamentaux, le glutamate et le GABA. Le glutamate excite les neurones, le GABA les inhibe, stabilisant ainsi les échanges effectués via les synapses. C’est le GABA qui permettrait de conserver plus longtemps les nouvelles connexions obtenues par l’apprentissage. Pour prouver leur théorie, les chercheurs ont augmenté via des produits chimiques le niveau de GABA dans le cerveau des vieux rats, ce qui a permis d’augmenter leur temps de rétention de l’information. 

Une puissance exagérée ?

 Le nouveau concept de neuroplasticité semble effectivement très prometteur, mais peut-être lui accorde-t-on aujourd’hui trop de puissance. C’est ce que pense Maia Szalavitz sur le blog Neo-Life, publié sur la plate-forme Medium. Elle ne remet pas en doute la capacité de changement du cerveau, mais pour cette journaliste scientifique, on sous-estime la difficulté de l’entreprise. Elle cite ainsi un livre du psychiatre Norman Doidge, Guérir grâce à la neuroplasticité, qui raconte plusieurs anecdotes telles que : « une femme qui a guéri sa douleur chronique complètement invalidante grâce à la visualisation ; un homme qui a maîtrisé sa maladie de Parkinson avec des exercices ; et d’autres qui ont surmonté la cécité, des lésions cérébrales graves et d’autres troubles profonds en utilisant une stimulation cérébrale électrique ou du laser non invasif. » Elle ne réfute pas ces affirmations. Oui, tout cela est possible, mais rappelle-t-elle, les gens qui ont réussi ces prouesses étaient dans un état d’urgence et particulièrement motivés. Pour surmonter leurs difficultés, ils ont recouru à un entraînement long, intense et régulier (Maia Szalavitz est très réservée sur l’efficacité des thérapies « faciles », comme le laser). Au contraire, les adeptes trop enthousiastes de la neuroplasticité ont tendance à sous-estimer ces difficultés et penser que tout peut facilement être modifié, amélioré, guéri. Ce que nous avons là n’est autre que la bonne vieille absurdité New Age dans un nouvel emballage : la neuroplasticité devient fondamentalement un reconditionnement de l’idée selon laquelle «l’esprit domine la matière» : vous aussi, par votre pure volonté ou grâce à quelques lumières pointées sur votre tête, vous pouvez passer de terriblement malade à complètement guéri. Chez certains aficionados, continue-t-elle, cela peut impliquer un usage de techniques « thérapeutiques » carrément dangereuses. Comme cet exemple qu’elle tire d’un ouvrage du psychologue Niels Birbaumer, Your Brain Knows More than You Think, dans lequel ce dernier raconte qu’il a guéri un patient atteint de phobie de la voiture en le prenant comme passager et en « conduisant comme un dingue » dans le but de soigner le malheureux ! De plus insiste-t-elle, la neuroplasticité n’est pas toujours une bonne chose. Notre capacité à apprendre de nouveaux comportements, de nouveaux concepts, peut également avoir des effets négatifs : c’est comme ça que les gens tombent en dépression, en apprenant une conception négative de l’existence. Il n’existerait donc pas de recettes miracles pour reconfigurer son cerveau. Si la neuroplasticité nous offre la possibilité de continuer à évoluer, tant en corrigeant nos handicaps et nos biais qu’en continuant à apprendre à un âge avancé, elle ne permet pas l’économie de l’effort et de la répétition constante exigés par la maîtrise d’un exercice. Changer son cerveau n’est pas chose facile, mais on peut obtenir des résultats, comme on va le voir avec les expériences personnelles de la journaliste Caroline Williams. 

 

Voyage au pays de l’amélioration cognitive

Caroline Williams est une journaliste scientifique, qui a notamment travaillé au New Scientist.Elle s’est demandé comment « améliorer son cerveau ». Par chance, elle était bien connectée. Plutôt que tenter de « hacker son esprit » chez elle en se basant sur les exercices et les techniques disponibles sur le marché, elle nous entraîne, dans son livre Override (également publié aux Etats-Unis sous le titre « My Plastic Brain ») dans divers laboratoires prestigieux à Berlin, aux Pays-Bas, aux USA et bien sûr dans son Angleterre natale. L’amélioration cognitive fait voyager ! Dès son introduction, elle nous précise cependant la méthodologie qu’elle a suivie pour effectuer son expérimentation. Selon elle, il n’existe pas de technique « générale » d’amélioration cognitive. Lorsqu’on fait de l’exercice physique, explique-t-elle, pratiquer le jogging permet d’améliorer l’ensemble des performances sportives. Mais si vous faites seulement des abdos, vos bras n’en profiteront pas. Autrement dit, l’effort accompli lors d’un jogging se transfère à l’ensemble du corps. Selon elle, aucun exercice ou aucune technologie ne permet l’équivalent du jogging pour le cerveau. Les efforts fournis ne se transfèrent pas d’une capacité mentale à l’autre. Il n’existe que des « abdos », que des entraînements spécifiques et ciblés. Sur ce point, elle s’oppose à l’opinion de certains chercheurs qui considèrent l’accroissement de la mémoire de travail comme un tel « jogging » (ce qu’est censé accomplir le « dual n-back » par exemple). Caroline Williams ne parle pas du dual n-back dans son livre, mais manifestement elle le connaît, puisqu’il en existe une capture d’écran dans l’ouvrage et qu’elle a correspondu avec Susanne Jaeggi, grande spécialiste de ce programme, avec laquelle elle a justement débattu de la valeur de ce jogging. La journaliste a donc décidé de tester différents exercices mentaux, dans lesquels elle se sent limitée ou handicapée. A l’en croire, elle a beaucoup de lacunes : dépourvue d’attention, anxieuse à l’extrême, dénuée du moindre sens de l’orientation et nulle en maths (je la soupçonne d’exagérer un peu ses défauts !) ; elle a donc testé et cherché à améliorer toutes ces capacités (et d’autres, comme la créativité ou le sens du temps) les unes après les autres… Au menu, exercices cognitifs, mais aussi stimulation magnétique ou électrique transcranienne, et quelques tests IRM pour vérifier le tout. Et bien sûr la méditation « pleine conscience », effectuée là encore sous la direction d’une professionnelle qualifiée. Apparemment, pas mal de choses ont fonctionné… enfin, jusqu’à certaines limites. Les effets indirects de l’amélioration cognitive Une grande caractéristique des résultats obtenus par Caroline Williams me semble être résumée par un seul mot : stratégie. En effet, il me semble que sur bien des points ce qu’elle a été capable de modifier est moins la faculté mentale en elle-même que les moyens par lesquelles elle la met en œuvre : par exemple Williams est une jeune maman qui vit dans l’angoisse de voir son enfant renversé par une voiture sur le chemin de l’école. Après ses exercices sur l’anxiété, elle a pris la décision de prendre avec son fils une route plus longue, mais plus sûre. Curieusement, l’idée ne l’avait pas traversée jusque là : « Je ne sais pas pourquoi je n’y avais pas pensé auparavant – peut-être que le fait de remplacer la panique par une concentration sereine a contribué à laisser de la place dans mon cerveau non seulement pour me soucier de la route, mais aussi pour trouver une solution. » Ses expériences avec le fameux Feelspace montrent aussi comment cet outil a pu changer sa stratégie d’orientation. Feelspace est une ceinture dotée d’un système magnétique envoyant au corps une vibration chaque fois que le sujet fait face au Nord. On dit qu’après avoir utilisé la ceinture un certain temps, le porteur devient capable de se repérer vers les points cardinaux une fois la ceinture enlevée. Évidemment, dit comme ça, ça paraît assez magique. Caroline Williams nous explique en fait comment ça marche. C’est plus limité, mais également plus crédible. Comme beaucoup de gens, Caroline Williams à une vision « égocentrée » de l’espace autour d’elle. Autrement dit, elle est capable de se diriger à l’aide de différents points de repère (par exemple l’église, la boutique de fringues, la maison au toit vert avant de tourner à gauche). Elle a du mal à adopter une vision allocentrée, autrement dit de créer une « carte mentale » du lieu qu’elle traverse, indépendamment de son propre parcours. Conséquence de ce handicap, la difficulté de trouver des raccourcis ou de changer de chemin sans se perdre. Alors qu’elle a adopté le « Feelspace » pendant quelques semaines pour parcourir les environs de son voisinage elle est devenue capable d’associer le Nord et les autres points cardinaux aux différents points de repère qu’elle connaissait. Ce qui lui a permis petit à petit de bâtir une « carte mentale » de son environnement et ainsi pouvoir mieux s’orienter. Mais de saisie intuitive du Nord, point. Et évidemment, cette connaissance ne se transfère pas. Il suffit de se retrouver dans un nouvel endroit pour que tout soit à recommencer. En fait, on a l’impression à la lire que beaucoup de ces techniques fonctionnent effectivement, mais pas toujours de la manière prévue et beaucoup moins directement qu’on pourrait le croire. Ainsi, après une séance de stimulation magnétique transcranienne accompagnée d’exercices destinés à accroitre l’attention, Caroline Williams a pu expérimenter la zone, ce fameux état mental on l’on peut exécuter ses tâches facilement et sans distraction. Mais, lui ont précisé les chercheurs avec qui elle a travaillé, il ne faut pas s’attendre à ce que cet état dure indéfiniment. « C’est apparemment l’inconvénient de l’entraînement cérébral chez les adultes. Tout comme avec l’exercice physique, vous devez rester concentré ou vous allez devenir aussi flasque qu’avant. » Cela ressemble assez aux résultats obtenus avec les souris mentionnés dans la première partie de cet article : les adultes peuvent changer leurs facultés mentales, mais c’est la pérennité qui pose problème. Pour conserver un peu de cette attention accrue, il lui a donc fallu adopter certaines pratiques. Au premier rang, la fameuse méditation « mindfullness »… Au final, qu’a-t-elle retiré de son expérience sur l’attention ? « Au moins, je sais maintenant à quoi ressemble la «zone» et je me rends plus aisément compte quand je m’y retrouve, et surtout je sais quand j’en suis si éloignée qu’il serait préférable que je m’absente de mon bureau pendant une demi-heure ou plus. Et aller faire une balade. Mais surtout, cependant, je voulais savoir si je pouvais utiliser les neurosciences pour améliorer ma concentration, et la réponse est un oui retentissant – bien que d’une manière légèrement différente de celle que j’espérais ». Autre exemple, elle s’est soumise à une stimulation transcranienne dans le laboratoire de Roi Cohen Kadosh, pour augmenter ses capacités mathématiques. Mais se demande-t-elle, est-ce vraiment la faculté de manipuler les nombres qui se retrouve améliorée ou est-ce que le « zap » (pour employer le terme familier désignant la stimulation transcranienne) s’est contenté de lui ôter une part de l’angoisse et de la répulsion qu’elle éprouve à pratiquer les mathématiques ? « Si vous pouvez vous débarrasser de cet obstacle », explique-t-elle, « cela libérera une certaine capacité mentale que vous pourrez ensuite utiliser pour effectuer des additions. Contrairement à la hype sur l’entraînement et la stimulation du cerveau, il n’est pas toujours question d’augmenter une faculté, mais plutôt de libérer celle que vous possédez déjà ou de supprimer un bloc qui n’a pas de raison d’être actif dans ce contexte. » Le livre de Caroline Williams n’est pas un ouvrage de développement personnel, mais plutôt le récit d’une expérience personnelle. Elle donne quand même certains conseils à la fin de ses chapitres. Et pour les maths elle retrouve le point de vue de Maia Szalavitz et de Gary Marcus : on ne s’améliore qu’en pratiquant beaucoup et souvent. Décevant ? C’est la vie ! La méditation et l’exercice physique, indispensables ? Et si elle ne devait garder qu’une technique parmi toutes celles qu’elle a expérimentées ? Pour elle pas de doute, il s’agit de la méditation. Pourtant, elle n’était pas dénuée d’à priori sur cette technique, et notamment sur ses adeptes : »lorsque les gens qui pratiquent beaucoup la méditation vous expliquent à quel point ça fait du bien, ils le font toujours avec ce… regard. C’est le genre de regard que vous trouvez souvent sur les visages de religieux pieux qui espèrent vraiment que vous aussi, vous verrez la lumière. Il y a un sous-entendu légèrement suffisant qui implique qu’ils se sentent vraiment désolés que vous ne l’ayez pas encore trouvée, et pour une raison quelconque, cela me met incroyablement en colère ». Sa première séance, pourtant, n’a pas donné de résultats extraordinaires. Comme elle le raconte dans son « journal de méditation » qui ponctue les différents chapitres de son livre, ça ne s’est pas très bien passé : « Je rentre chez moi avec un léger mal de tête et une sensation de léthargie. Et je suis légèrement de mauvaise humeur pour le reste de la journée. Je ne fais pratiquement aucun travail – ce qui est agaçant, car une partie de l’objectif est de m’aider à me concentrer. J’ai lu les recherches, je sais que c’est une pratique censée être très bonne pour mon cerveau. Seulement, je ne suis pas sûre de l’apprécier. » Et pourtant, à la fin de son bouquin, elle revient largement sur cette mauvaise première impression : « Je suis consciente que cela semble être en contradiction avec ce que j’ai déjà dit à propos de l’existence d’un exercice cérébral capable de stimuler l’ensemble du cerveau. Et je continue à le penser – gardez votre argent dans votre poche et laissez les applications d’entraînement cérébral de côté pour le moment. D’un autre côté, si, comme moi, vous avez du mal à garder votre esprit concentré sur votre travail ou même à cerner ce qui vous stresse dans le monde, alors il me semble qu’il n’existe qu’un seul exercice pour renforcer le contrôle du cortex préfrontal – et c’est la méditation. » Une autre forme d’exercice a sa faveur, mais ce n’est pas un exercice mental. « Quand j’ai commencé tout cela, je recherchais l’équivalent cérébral d’un jogging autour du pâté de maisons et de 20 pompes. La bonne nouvelle est qu’il en existe un. La mauvaise nouvelle est qu’il s’agit d’un jogging autour du pâté de maisons et de 20 pompes. » En effet, l’exercice physique semble bien rester la seule option confirmée pour développer nos capacités cérébrales. Mais Caroline Williams en donne une explication : en effet, l’exercice favorise la création de diverses molécules impliquées dans la croissance, et notamment le BDNF, ou Facteur neurotrophique dérivé du cerveau, une protéine qui maintient la santé des neurones existants et favorise la création de nouveaux neurones. Reste à savoir quelle est la part de placebo dans tout cela ! Si apparemment l’efficacité de ces techniques semble réelle (mais rappelons que Caroline Williams a travaillé avec des laboratoires, en subissant des examens constants pour évaluer ses progrès), on peut s’interroger sur le rôle de la croyance dans cette efficacité. C’est ce que laisse penser une récente méta-analyse (c’est-à-dire une étude évaluant et synthétisant plusieurs travaux antérieurs) relatée par Education Week, qui semble montrer qu’introduire auprès des étudiants le concept de « neuroplasticité » suffit à convaincre ces derniers que leur esprit peut se modifier et facilite ainsi leur motivation pour l’étude des sciences, y compris les terrifiantes mathématiques. La neuroplasticité, il faut d’abord y croire !