Si un groupe d’êtres humains devait s’opposer à une bande de singes à main nue, qui gagnerait ? se demande le neurobiologiste Mark Changizi dans un article du Huffington Post. A première vue, les humains sont physiquement plus faibles, mais ils pourraient sans doute gagner le combat grâce au langage qui leur permettrait de communiquer. Or c’est justement là qu’est le problème, souligne Changizi : qu’est-ce que le langage au juste ? S’agit-il d’une aptitude innée, élaborée au fil des millénaires par la sélection naturelle ? Et dans ce cas les humains auraient-ils le droit de l’utiliser dans ce combat « à main nue » ? S’il s’agit d’une acquisition culturelle, autrement dit d’une technologie, alors son usage ne devrait-il pas être exclu du combat ? !
Pour Changizi, le langage est une démonstration de sa théorie du harnessing. Notre aptitude à nous exprimer ne serait pas le produit d’une évolution de notre cerveau, mais au contraire le résultat de la capacité de la culture à s’adapter à nos fonctions biologiques. Le langage serait né de notre aptitude à percevoir les sons de la nature et à les imiter. Pas besoin, donc, d’imaginer avoir besoin de « coder » celui-ci directement dans notre génome.
La théorie de Changizi n’est pas la seule à donner une origine culturelle au langage. Aujourd’hui, les théories de Chomsky sur un fondement purement génétique au langage sont de plus en plus contestées. Qu’il y ait un soubassement biologique à notre capacité à nous exprimer, c’est assez peu douteux : les aires de Broca et de Wernicke, dans notre cerveau, sont spécifiquement liées à l’usage et à la compréhension de la parole. Mais jusqu’où va ce déterminisme biologique ? La grammaire universelle va bien plus loin que cette simple constatation anatomique. Ce n’est pas seulement la capacité au langage qui serait « câblée », mais bel et bien cette grammaire universelle. Problème : cette dernière ressemble un peu à un serpent de mer. On est incapable de la décrire de manière complète, ou même d’en dégager les aspects fondamentaux.
La récursivité est-elle universelle ?
La plus médiatique de ces controverses linguistiques vient sans doute de la théorie de Daniel Everett, un ancien missionnaire qui longtemps vécu au contact d’une tribu amazonienne (y perdant la foi au passage), les Pirahãs, dont la langue, très simple, semble contredire les affirmations de Chomsky sur le langage. En effet, l’un des « universels » propres au langage, selon ce dernier, serait la récursivité : autrement dit il serait possible de créer des phrases en théorie infiniment longues, en utilisant notamment les conjonctions telles que « et », « qui », etc. Si je dis, « Hélène prend le sel », je peux allonger la phrase en disant : « Hélène, qui n’aime pas la nourriture trop fade, prend le sel ». Puis : « J’ai dit qu’Hélène, qui n’aime pas la nourriture trop fade, prend le sel », etc. Une chose, affirme Everett, que le pirahã ne permet pas (A noter toutefois que certains chercheurs affirment tout de même avoir trouvé des traces de récursivité dans la langue pirahã. La querelle n’est donc pas close !). Le pirahã possèderait d’autres caractéristiques exceptionnelles, comme l’absence de système numérique ou de noms précis pour les couleurs. Pour Everett, cela pointe vers une relation forte entre la culture et le langage. Les Pirahãs vivraient dans le moment présent, et ne s’embarrasseraient pas de concepts et de structures syntaxiques inutiles pour eux.
Dans le documentaire « la grammaire du bonheur » (disponible en 5 parties sur YouTube), Everett raconte l’opposition violente qu’il a rencontrée auprès de la communauté des linguistes, certains l’accusant de mener des « recherches racistes ». Pourquoi cette accusation ? Parce qu’il est vrai qu’au cours des siècles précédents, nombreux sont ceux qui affirmaient volontiers que les différences entre les langues pouvaient être considérées comme la preuve de la « supériorité » de certaines cultures sur d’autres. Mais c’est faire un faux procès à Everett, ou même d’ailleurs à son « ancêtre » Whorf, puisqu’il ne s’agit pas pour eux d’établir une hiérarchie quelconque entre les cultures, mais au contraire de montrer que chacune d’entre elles est susceptible de traduire une vision du monde intéressante et respectable.
Quand les robots s’en mêlent
Une conception culturelle du langage apparaît aussi lors d’expériences avec les machines. On a déjà parlé des recherches de Luc Steels, fondateur du Sony Computer Science Laboratory de Paris (où sont également passés Frédéric Kaplan et Pierre-Yves Oudeyer), et décrit son travail sur le langage des robots.
Pour Steels, ces expérimentations suggèrent elles aussi une origine culturelle et non génétique des langues :
« Il y a beaucoup de linguistes, Chomsky par exemple, qui croient que la pensée est arrivée en premier et que le langage est un moyen d’extérioriser cette dernière. Mais je pense que ce n’est pas exact, qu’il s’agit d’un processus de coévolution. Si je veux cette bouteille, il y a une pensée, un désir, donc quelque chose se passe dans le cerveau. Mais c’est alors qu’intervient le langage, qui aide à réfléchir, à former de nouvelles pensées. Le langage est donc un important moyen pour forcer l’autre à adopter certaines significations. Si je demande la bouteille rouge et que vous me donnez la bleue et que je vous dis « Ce n’est pas celle-là », je vous encourage à faire une distinction de couleur entre le rouge et le bleu. Et je dis «encourager» parce qu’il y a des cultures qui n’utilisent pas les couleurs au sens propre du terme. Elles peuvent utiliser la luminosité, ou utiliser des mots qui signifient quelque chose de plus diffus, comme «c’est vivant». Donc je pense qu’on a affaire à une coévolution, dans le sens où le langage force l’autre à adopter et à partager des catégories, qui sont les matériaux de construction de la pensée. Et une fois que vous possédez une syntaxe et une grammaire, vous pouvez commencer à formuler et communiquer des pensées plus complexes. »
La double vie de Noam Chomsky
En fait, on peut définir les théories de Chomsky comme une sorte de platonisme ou de cartésianisme : le langage est pour lui dépourvu de tout lien possible avec les sciences sociales ou l’anthropologie, c’est une pure structure mathématique et logique. Comme le dit un autre de ses adversaires, Georges Lakoff, dans une interview pour Edge, Chomsky « considère que la syntaxe est indépendante de la signification, du contexte, des connaissances accumulées, de la mémoire, des processus cognitifs, de l’intention de communiquer et de quoi que ce soit en rapport avec le corps ». En fait, pour Chomsky, les choses vont encore plus loin : selon lui le langage ne serait pas à l’origine un processus de communication, mais un moyen d’organiser ses pensées. Et ce serait une chose trop complexe pour avoir évolué via la sélection naturelle. Le langage ne pourrait être que le produit d’une mutation brutale (d’autres chercheurs, comme Steven Pinker cherchent aujourd’hui à combiner les thèses de Chomsky avec la théorie de la sélection naturelle).
La linguistique chomskienne est donc à l’opposé des recherches sur « l’esprit incarné » menées actuellement en sciences cognitives (et dont les expériences avec les robots de Steels ou Oudeyer sont un exemple). Mais pourquoi un tel goût pour l’abstraction ?
C’est la question que pose l’anthropologue Chris Knight dans son récent ouvrage Decoding Chomsky.
Selon lui, cela peut être compris lorsqu’on examine la double carrière
du célèbre linguiste : d’un côté auteur des théories sur la nature du
langage, d’un autre activiste de gauche aux opinions souvent extrêmes.
A noter que Knight et Chomsky sont en fait plutôt du même bord politique. Knight s’est même fait virer de son poste universitaire
pour avoir organisé un meeting alternatif à la tenue du G20 de Londres,
en opposition avec sa hiérarchie. Une péripétie que Chomsky n’a jamais
connue au MIT, comme le rappelle ironiquement le site Brooklyn Rail.
Et c’est peut-être là qu’est le problème, continue Knight. Chomsky l’anarchiste travaillait au sein d’une institution, le MIT, financé essentiellement par l’armée. Comment concilier son activité professionnelle et son militantisme ? Il était important de séparer les deux radicalement, de faire de la linguistique une recherche « neutre », comme l’explique le New Scientist :
« Chomsky a construit un modèle idéalisé de langage, dépouillé de son tissu social et retiré des mains des anthropologues qui avaient traditionnellement fourni les données linguistiques. «Si le langage pouvait être réduit à une pure forme mathématique – dépourvue de signification humaine – son étude pourrait être poursuivie sans passion», observe Knight, «comme un physicien pourrait étudier un flocon de neige ou un astronome une étoile éloignée». »
Que Knight ait raison ou tort, cela montre que la linguistique est très loin aujourd’hui d’être une science neutre, séparée des passions sociales et politiques.
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