Le film de Denis Villeneuve, Premier Contact, inspiré d’une nouvelle de Ted Chiang, « Histoire de ta vie » (que l’on trouve dans le recueil La tour de Babylone), renoue avec la tradition de la science-fiction spéculative reposant sur les idées plutôt que sur l’aventure et les effets spéciaux. La vraie SF, quoi !
En fait, le langage fascine depuis longtemps les auteurs de récits d’anticipation. Dans son célèbre roman Le Monde des non-A, A.E Van Vogt se fait le champion de la sémantique générale d’Alfred Korzybski, pour qui la façon dont nous organisons notre langage influence profondément notre approche de l’environnement. Dans son récit Demain les chiens, Clifford D.Simak imagine le « juwainisme », une méthode linguistique grâce à laquelle chacun peut pénétrer profondément les points de vue d’autrui, abolissant par là-même toutes les sources de conflit. Ou encore, dans Les Langages de Pao, Jack Vance invente une société transformée par une multiplication de nouveaux langages, chacun adapté spécifiquement à un corps professionnel. Et comment ne pas mentionner 1984 et sa « novlangue » ?
Le retour de l’hypothèse Sapir-Whorf
Dans la nouvelle de Chiang et dans le film dérivé, les extraterrestres utilisent un double système linguistique : l’un oral, « l’heptapode A », suit un ordre linéaire, la parole se déroulant forcément dans le temps. Mais, l’autre, leur langage écrit, l’heptapode B, est tout différent. Il repose sur un ensemble de concepts présentés simultanément, sur une forme circulaire. Comme le dit l’héroïne, Louise Banks, dans l’histoire de Chiang : « Mon esprit campait sur la symétrie inhérente des sémagrammes, lesquels me semblaient plus qu’un langage : des mandalas. Ainsi je méditais sur le caractère interchangeable des prémisses et des conclusions. Il n’y avait pas de direction implicite à l’articulation des propositions, de « cheminement » précis ; tous les éléments d’un raisonnement étaient aussi puissants, tous possédant la même importance. » La raison de cette simultanéité est la conception du temps propre aux heptapodes (du nom des extra-terrestres, des céphalopodes appelés heptapodes à cause de leurs sept membres flexibles), pour lesquels la notion de temps, et notamment celle de cause à effet, est très différente de la nôtre. Au fur et à mesure que l’héroïne apprend à écrire l’heptapode B, sa conception de la réalité bascule…
Premier Contact repose donc sur l’idée que la langue que nous parlons (ou, dans ce cas, écrivons) a un impact réel et profond sur notre compréhension du monde. Pensons-nous vraiment comme nous parlons ? Ou le langage ne sert-il qu’à interpréter une pensée qui existe avant même sa formulation en mots ? Et les différentes langues humaines véhiculent-elles différents types de cognition ? Le débat n’est pas neuf. Mais il a pris une tournure particulière au XXe siècle, avec ce qu’on appelle l’hypothèse Sapir-Whorf. Edward Sapir était un anthropologue et linguiste américain qui a inspiré l’idée selon laquelle le langage était une construction culturelle, qui non seulement reflétait, mais également conditionnait notre rapport au monde. Toutefois, c’est surtout Benjamin Lee Whorf, qui, au cours de sa courte vie (il est mort à 44 ans), tenta d’accumuler les preuves de cette théorie, en se basant notamment sur les langues amérindiennes, notamment le Hopi. Il affirmait que ces derniers avaient une conception différente du temps et que la notion de passé, présent et futur au sens où nous les concevons leur était étrangère – comme pour les heptapodes !
Dans les années qui suivirent, l’hypothèse a été rejetée. Parfois violemment. Comme le soulignent Dedre Gentner et Susan Goldin-Meadow, en introduction de leur ouvrage Language in Mind : « Depuis deux décennies, l’hypothèse selon laquelle le langage peut influencer la pensée – généralement connue sous le nom d’hypothèse whorfienne – a connu un grave discrédit. Admettre toute sympathie ou même de la curiosité pour le sujet équivalait à passer pour un simplet – ou un cinglé ». En linguistique, aujourd’hui, c’est plutôt la thèse de Noam Chomsky qui prévaut. Notre faculté linguistique serait câblée dans le cerveau, et les différents idiomes existant sur la planète seraient des variations d’une grammaire universelle, elle aussi d’origine fondamentalement biologique. Impossible donc qu’une culture soit influencée par la langue parlée.
Depuis quelques années, le pendule tend à pencher dans l’autre sens. Les théories de Chomsky sont de plus en plus violemment contestées, et on découvre qu’au moins sur certains aspects, comme la perception des couleurs, les idées de Whorf semblent confirmées, du moins de manières limitées. Il semble bien aussi que l’usage d’une langue plutôt qu’une autre tende à modifier certains aspects de notre personnalité. Pour exemple les études effectuées par Susan Ervin-Tripp, qui étudia les réponses à des questionnaires adressés à des bilingues anglo-japonais. Il s’agissait de compléter des phrases telles que : « les véritables amis devraient… ». Les sujets répondaient « être francs » quand le questionnaire était en anglais, et « s’aider mutuellement » lorsque ce dernier était en japonais. Lors d’une autre autre étude menée par Viorica Marian et Margarita Kaushanskaya, à l’Université Northwestern, on a demandé à des sino-américains de donner l’exemple « d’une statue avec le bras levé, regardant l’horizon ». Lorsque l’entretien était mené en anglais, ils citaient la statue de la Liberté. Quand ils devaient répondre en chinois, ils optaient pour la statue de Mao.
Le langage influence-t-il la pensée ?
Le linguiste Guy Deutscher, dans son livre Through the language glass, suggère de remplacer l’hypothèse Sapir-Whorf par ce qu’il nomme le principe de Boas–Jakobson, moins limitant que l’hypothèse Sapir-Whorf. Cette dernière insistait en effet sur l’idée que les locuteurs d’un idiome donné seraient incapables de comprendre certains types de concepts. L’idée de Deutscher est, qu’au contraire, certains langages insistent sur des points spécifiques en obligeant leurs locuteurs à exprimer ce que d’autres passent sous silence. Cela peut leur donner une perception accrue de certains phénomènes. Mais ils ne sont pas pour autant limités cognitivement de façon définitive. En apprenant une langue supplémentaire, ils se révèlent tout à fait capables d’employer de nouveaux concepts. Pour exemple, les usagers des langues dites « allocentrées ». Celles-ci ne disposent pas de coordonnées spatiales relatives, telles que devant, derrière, à gauche, à droite. Elles expriment uniquement les coordonnées absolues, tels le Nord, l’Est l’Ouest et le Sud. Cela donne des conversations intéressantes, comme celle qu’a eue cet anthropologue cité par Deutscher, auquel un aborigène conseilla de « regarder la grosse fourmi au Nord de son pied ». Selon Deutscher, les membres des populations utilisant ce genre de langage sont capables de se repérer plus aisément où qu’ils soient : dans le noir, dans une grande ville, ils savent spontanément où est le Nord. Sont-ils pour autant incapables de comprendre les concepts de gauche ou de droite, d’avant et d’arrière ? Pas du tout. Il leur suffit de les apprendre, par exemple si on leur enseigne le français ou l’anglais, et ils les manieront aussi bien que nous.
Big Think nous présente à ce sujet les travaux de la psychologue et neuroscientifique Lera Boroditsky tel qu’elle les a exposés dans une longue interview pour Edge. Jusqu’où, s’est-elle demandé, cette vision allocentrée de l’espace possède-t-elle un impact sur d’autres représentations, notamment celle du temps ? Pour savoir cela, elle a élaboré une expérience avec des aborigènes australiens, les Kuuk Thaayorre, un de ces peuples disposant justement d’une langue « allocentrée ». Elle a montré à ses sujets une série de photos à placer dans l’ordre chronologique : comme un homme passant par les âges de la vie. Les Kuuk Thaayorre ordonnèrent les images de l’Est vers l’Ouest. Autrement dit, précise Big Think, les images allaient de la gauche à la droite s’ils faisaient face au Sud, et l’inverse s’ils regardaient le Nord. Cela laisse à penser que leur vision du temps est également liée à leur conception de l’espace.
Dans Edge, elle revient sur l’influence que peuvent avoir les « structures de la métaphore » sur notre approche des choses. Par exemple, dit-elle, les Anglo-Saxons (et aussi, les Français) ont tendance à utiliser une référence à la longueur pour définir le temps, tandis que les Grecs et les Espagnols y voient plutôt de la quantité. Ainsi nous disons : un discours très long, ou un laps de temps très court, alors que les Espagnols et les Grecs préfèrent utiliser les adjectifs, « petit » et « grand ». Cela a-t-il des conséquences sur la perception ? Apparemment oui. Si on présente à un Anglo-Saxon (ou sans doute un Français) une ligne longue sur écran, il aura tendance à penser qu’elle restera plus longtemps affichée qu’une autre, plus courte. Tandis qu’un Grec ou un Espagnol croira plutôt qu’un grand récipient restera visible plus longtemps qu’un autre plus petit.
Au-delà de ces expériences diverses, c’est aussi au plan théorique que l’idée d’une grammaire universelle est mise en cause. Et cela relance, une fois de plus l’éternel débat entre nature et culture…
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